La Cadillac de Dolan

La vengeance est un plat qui se mange froid.

Proverbe espagnol

 

Pendant sept années j’ai attendu, j’ai surveillé. Dolan, je l’ai vu venir. Je l’ai observé lorsqu’il entrait dans les restaurants chics, en smoking, avec chaque fois une femme différente au bras, et en sandwich entre ses deux gardes du corps. J’ai vu ses cheveux poivre et sel acquérir d’élégants reflets argentés pendant que les miens se contentaient bêtement de tomber et de me laisser chauve comme un œuf. Je l’ai épié chaque fois qu’il quittait Las Vegas, pour ses pèlerinages réguliers sur la côte Ouest ; j’ai épié chaque fois son retour. Deux ou trois fois, je l’ai vu, depuis une route de service, tandis qu’il passait sur la US 71, en direction de Los Angeles, dans sa Cadillac DeVille du même gris argenté que ses cheveux. Et je l’ai aussi vu quitter sa maison d’Hollywood, toujours dans la Cadillac grise, pour retourner à Las Vegas, mais pas aussi souvent. Je suis instituteur. Les instituteurs et les gangsters de haute volée ne disposent pas de la même liberté de mouvement ; c’est un fait d’ordre économique contre lequel on ne peut rien.

Il ignorait que je le surveillais, car je me suis toujours tenu suffisamment à distance pour qu’il en fût ainsi. J’étais prudent.

Il a tué ma femme, ou l’a fait tuer ; ça revient au même. Si vous tenez à avoir des détails, ne comptez pas sur moi ; voyez plutôt les dernières pages des journaux de l’époque. Elle s’appelait Elizabeth. Elle était enseignante dans la même école que moi, celle où je dispense d’ailleurs toujours mon savoir. Elle avait les petits du cours préparatoire. Ils l’adoraient, et je crois que certains d’entre eux ne l’ont pas oubliée, ni l’amour qu’ils lui portaient, même s’ils sont maintenant adolescents. Moi aussi, je l’aimais, et l’aime toujours. Je ne dirais pas qu’elle était belle, mais plutôt jolie ; d’un tempérament calme, elle riait pourtant facilement. Je rêve d’elle. De ses yeux noisette. Il n’y a jamais eu d’autre femme pour moi ; il n’y en aura jamais.

Il a gaffé. Je veux parler de Dolan. C’est tout ce qu’il y a à savoir. Et Elizabeth se trouvait là, au mauvais endroit et au mauvais moment, pour le voir commettre sa gaffe. Elle alla déclarer ce qu’elle avait vu à la police, laquelle l’envoya au F. B. I. où on l’interrogea ; elle répondit que oui, elle témoignerait. Ils promirent de la protéger, mais soit ils gaffèrent eux aussi, soit ils avaient sous-estimé Dolan. Ou les deux. Toujours est-il qu’elle prit sa voiture, un soir, et que la charge de dynamite branchée sur le démarreur fit de moi un veuf. Ou plutôt, c’est lui qui a fait de moi un veuf. Dolan.

Plus de témoin pour l’accuser, on le remit en liberté.

Il retourna à son univers, moi au mien. Le duplex avec terrasse de Las Vegas pour lui, le mobile home vide pour moi. Une succession de beautés en vison et robes à paillettes pour lui, le silence pour moi. Les Cadillac grises pour lui – quatre différentes en sept ans – et une Buick Riviera vieillissante pour moi. Une chevelure argentée pour lui, la calvitie pour moi.

Mais je faisais le guet.

Pour être prudent, j’ai été prudent, très prudent. Je savais ce qu’il valait et ce qu’il était capable de faire. Je n’ignorais pas qu’il m’écraserait comme un cloporte si jamais il se rendait compte de ce que je lui réservais. J’étais donc superprudent.

Pendant mes vacances d’été, il y a trois ans, je l’ai suivi (à distance raisonnable) jusqu’à Los Angeles, où il se rendait souvent. Il s’installa dans sa belle maison et donna soirée sur soirée (je suivais les allées et venues des gens depuis un endroit plongé dans l’obscurité au coin de la rue, reculant jusqu’à devenir invisible lors que passaient les fréquentes patrouilles de police) ; je m’étais installé dans un hôtel bon marché, où les gens faisaient hurler leur poste de radio et qu’éclairaient les néons violents du bar de danseuses aux seins nus, de l’autre côté de la rue. Je m’endormais en rêvant des yeux noisette d’Elizabeth, en rêvant que rien de tout cela n’était arrivé, et m’éveillais parfois les joues baignées de larmes.

Je fus près de perdre espoir.

C’est qu’il était bien gardé, le bougre, extrêmement bien gardé ! Il n’allait nulle part sans être encadré par deux gorilles armés jusqu’aux dents ; la Cadillac elle-même était blindée. Quant à ses gros pneus à carcasse radiale, ils étaient du modèle adopté par les dictateurs des petits pays instables.

Puis, la dernière fois, je vis comment je pouvais agir – mais seulement après m’être fait une grosse frayeur.

Comme toujours, je l’avais suivi dans son voyage de retour à Las Vegas, à distance raisonnable, laissant plus d’un kilomètre entre nous, et par moments trois ou quatre. Parfois, dans le désert, tandis que nous roulions vers l’est, sa voiture se réduisait à un minuscule point brillant, à l’horizon, que je ne quittais pas des yeux en pensant à Elizabeth, à la façon dont le soleil faisait briller sa chevelure.

Cette fois-ci, je me tenais donc loin derrière lui ; nous étions en milieu de semaine, et la circulation, sur la US 71, était très réduite. Dans ce cas de figure, une filature devient d’autant plus risquée – même un petit instituteur sait cela. Je passai devant un panneau de signalisation orange sur lequel on lisait, DÉVIATION 5 MILES et ralentis encore davantage. Ces détours, dans le désert, vous font rouler presque au pas, et je ne voulais surtout pas risquer d’arriver derrière la Cadillac grise pendant que le chauffeur négociait les ornières d’un chemin de terre à la vitesse d’un escargot.

DÉVIATION 3 MILES, indiquait le panneau suivant, sur lequel on lisait aussi : COUPEZ TOUT ÉMETTEUR RADIO.

Je me mis à songer à un film que j’avais vu quelques années auparavant ; une bande de gangsters armés avait détourné un camion blindé dans le désert en utilisant ce même genre de signalisation routière. Une fois le véhicule engagé sur une route de terre déserte (il en existe des milliers dans le désert, chemins pour les moutons ou conduisant à des ranches, ou encore anciennes pistes tracées par le gouvernement et ne menant nulle part), les bandits avaient retiré les panneaux, s’assurant une parfaite tranquillité, et s’étaient contentés de faire le siège du véhicule blindé jusqu’à ce que les gardes en sortent.

Ils avaient tué les gardes.

Ça, je m’en souvenais.

Ils avaient tué les gardes.

J’atteignis la déviation et m’engageai sur l’itinéraire provisoire. Le chemin était aussi mauvais que je l’avais imaginé ; large de deux voies, il était en terre durcie trouée de nids-de-poule qui faisaient chalouper et grincer la vieille Buick. Elle aurait eu bien besoin de nouveaux amortisseurs, mais c’est le genre de dépense qu’un instituteur se voit parfois contraint de retarder, même lorsqu’il est veuf, sans enfant et sans autre passion que ses rêves de vengeance.

Tandis que la Buick cahotait et rebondissait, une idée me vint à l’esprit. Au lieu de suivre la Cadillac de Dolan, la prochaine fois qu’il quitterait Las Vegas pour Los Angeles ou le contraire, je la dépasserais – je roulerais devant lui. Je créerais une fausse déviation comme celle du film, et l’attirerais dans les étendues désertiques, silencieuses et bordées de montagnes, à l’ouest de Las Vegas. Puis j’enlèverais les panneaux, comme les gangsters du film et…

Je revins brusquement à la réalité. La Cadillac de Dolan se trouvait devant moi, juste devant moi, garée sur le bas-côté de la route poussiéreuse. L’un des pneus, autocolmatant ou non, était à plat. Non, pas simplement à plat. Il avait éclaté et débordait de la jante. Il avait sans doute dû passer sur un caillou en coin fiché solidement dans le sol, comme un piège à tanks miniature. L’un des deux gardes du corps introduisait un cric sous l’avant du châssis. Le deuxième – une espèce d’ogre au visage porcin dégoulinant de sueur sous sa coupe en brosse – montait la garde auprès de Dolan en personne. Même en plein désert, il ne prenait pas le moindre risque.

Dolan attendait, mince dans sa chemise à col ouvert et son pantalon noir, sa chevelure argentée agitée par le vent du désert. Il fumait en regardant l’homme qui changeait la roue comme s’il était ailleurs, dans un restaurant, une salle de bal ou un salon, peut-être.

Nos regards se croisèrent à travers le pare-brise de la Buick, mais ses yeux se détournèrent aussitôt, sans montrer qu’il m’avait reconnu, bien qu’il m’eût vu une fois, sept ans auparavant (lorsque j’avais encore des cheveux !), lors d’une audition préliminaire à laquelle j’avais accompagné Elizabeth.

La bouffée de peur qui m’avait envahi lorsque j’avais rattrapé la Cadillac se transforma en une rage noire.

Je fus pris d’une folle envie d’abaisser la vitre, côté passager, et de lui hurler : comment oses-tu m’oublier ? Comment oses-tu me traiter par le mépris ? Oui, mais j’aurais alors agi en vrai dément. Je devais me réjouir qu’il m’eût oublié, me féliciter de son dédain. Mieux valait être comme une souris qui, derrière la plinthe, ronge les fils ; mieux valait être une araignée tissant sa toile dans la pénombre des combles.

L’homme qui s’escrimait avec le cric me fit un signe, mais Dolan n’était pas le seul à pouvoir dédaigner les autres. Je continuai de regarder au loin, l’air indifférent, lui souhaitant une bonne attaque cardiaque ou une rupture d’anévrisme ou, mieux encore, les deux en même temps. Je poursuivis ma route, le sang battant à mes tempes, et pendant quelques instants la chaîne de montagnes, à l’horizon, me donna l’impression de se dédoubler, voire de se diviser en trois.

Si seulement j’avais eu une arme ! me dis je. Si seulement j’avais eu une arme ! J’aurais pu mettre un terme à l’existence de cet être immonde, à cette vie pourrie, si seulement j’avais eu une arme !

Quelques kilomètres plus loin, la raison reprit le dessus. Si j’avais eu une arme, une chose au moins était certaine : j’y aurais laissé la peau. Si j’avais eu une arme, j’aurais pu m’arrêter au moment où le type au cric m’avait fait signe, descendre de voiture et commencer à canarder furieusement dans ce paysage désert. Avec un peu de chance, j’aurais même pu blesser quelqu’un. Après quoi j’aurais été descendu et enterré illico dans un trou peu profond, et Dolan aurait continué d’escorter des beautés en vison et de faire ses pèlerinages entre Las Vegas et Los Angeles dans sa Cadillac argentée, pendant que les charognards du désert déterraient mes restes et se battaient pour eux sous la lune froide. Elizabeth n’aurait jamais eu sa vengeance. Jamais.

Les hommes qui l’accompagnaient étaient entraînés à tuer. Moi, j’étais entraîné à apprendre à lire et à compter à des cours moyen première et deuxième année.

Eh, tu n’es pas dans un film, me rappelai-je lorsque je retrouvai la grand-route, après avoir dépassé un panneau orange disant : FIN DES TRAVAUX – L’ÉTAT DU NEVADA VOUS REMERCIE ! Et si jamais je commettais l’erreur de confondre la réalité avec le cinéma, d’imaginer qu’un petit instituteur au front dégarni pouvait jouer impunément les James Bond ailleurs que dans ses rêveries, il n’y aurait jamais de vengeance. Jamais.

Bien joli, tout ça… Mais allais-je la prendre un jour, cette revanche ? Pourrais-je arriver à me venger ?

Mon idée de disposer une fausse déviation était aussi romantique et irréaliste que celle de bondir de la Buick et d’arroser le trio de balles – moi qui n’avais pas tiré un seul coup de feu depuis l’âge de seize ans et qui, en plus, ne m’étais jamais servi d’une arme de poing.

Un tel projet n’était possible qu’avec une bande de complices, et même le film qui m’avait donné cette idée, tout invraisemblable qu’il fût, le montrait nettement. Ils étaient huit ou neuf hommes, divisés en deux groupes, en contact grâce à des walkies-talkies ; le premier filait le camion blindé pendant que le deuxième restait en arrière pour enlever les panneaux de voie barrée. Sans compter qu’il y avait en plus un autre complice, qui, depuis un petit avion, était chargé de vérifier que le camion blindé se trouvait suffisamment isolé du reste de la circulation en approchant du bon endroit, sur la route.

Intrigue sans doute imaginée par quelque scénariste bedonnant avachi à côté d’une piscine, une pinacolada à portée d’une main, un assortiment de Pentel et de papier à colonnes à portée de l’autre. Et même ce type avait eu besoin d’une vraie petite armée pour rendre son histoire plausible. Moi, je n’étais qu’un homme seul.

Ça ne pourrait pas marcher. Ce n’était que l’un de ces faux espoirs à la brève durée de vie comme j’en avais nourri plusieurs au cours des années : mettre une espèce de gaz empoisonné dans le système de conditionnement d’air de l’appartement de Dolan, dissimuler une bombe dans sa maison de Los Angeles, voire me procurer une arme particulièrement redoutable (un bazooka, par exemple) et transformer sa scintillante Cadillac en boule de feu pendant qu’elle ferait route vers Las Vegas ou Los Angeles, sur l’US 71.

Autant y renoncer.

Mais je n’arrivais pas à penser à autre chose.

Rabats-le, ne cessait de murmurer dans ma tête la voix qui parle au nom d’Elizabeth. Rabats-le comme le fait un bon chien de berger quand il sépare du troupeau la brebis que lui a indiquée son maître. Expédie-le dans le désert et tue-le. Tue-les tous.

Marchera pas. J’avais beau faire, il me fallait bien reconnaître au moins qu’un homme capable d’échapper à la mort aussi longtemps que l’avait fait Dolan devait avoir un instinct de survie particulièrement aiguisé – aiguisé jusqu’à la paranoïa, peut-être. Lui et ses hommes flaireraient le piège de la fausse déviation en moins d’une minute.

Ils ont bien pris celle-ci, aujourd’hui, objecta la voix qui parlait pour Elizabeth. Ils n’ont pas hésité un instant ; ils ont suivi les panneaux aussi docilement que des moutons de Panurge.

Mais je savais aussi – j’ignore comment, mais je le savais ! – que des hommes comme Dolan, des hommes qui sont plus des loups que des hommes, développent une sorte de sixième sens dès qu’il s’agit de danger. Je pouvais dérober tout un lot de panneaux de signalisation dans un hangar de cantonnier, sur quelque route départementale, et les poser aux bons endroits ; je pouvais même y ajouter, pour faire bonne mesure, des plots coniques fluorescents et des pots fumigènes ; je pouvais bien faire tout ça, et plus, que Dolan n’en sentirait pas moins l’odeur de mes mains moites de nervosité planer sur cette mise en scène. Même à travers ses vitres à l’épreuve des balles, il la sentirait. Il fermerait les yeux et entendrait résonner le nom d’Eliza-beth au-delà de la fosse aux serpents qui lui tenait lieu de cervelle.

La voix qui parlait au nom d’Elizabeth se tut, et je crus qu’elle avait finalement renoncé à argumenter pour la journée. Puis, alors que Las Vegas était déjà en vue – bleuâtre, brumeuse et tremblotante à l’horizon du désert –, elle s’éleva de nouveau.

Alors n’essaie pas de le rouler avec une fausse déviation, murmura-t-elle. Trompe-le avec une vraie.

Je braquai brusquement et allai m’arrêter en dérapant sur le bas-côté, les deux pieds sur la pédale de frein. Je regardai, dans le rétroviseur, mes yeux agrandis et frappés de stupeur.

Dans ma tête, la voix d’Elizabeth éclata de rire. Un rire sauvage, hystérique, mais au bout d’un moment, je commençai à l’imiter.

Les autres professeurs s’esclaffèrent à leur tour lorsqu’ils me virent m’inscrire au club de santé de la Neuvième Rue. L’un d’eux voulut savoir quelle mouche m’avait piqué, et je joignis mon rire aux leurs. On ne se méfie pas d’un homme comme moi, tant qu’il se joint à l’hilarité générale. Et pourquoi n’aurais-je pas ri ? Ma femme était morte depuis sept ans, non ? Il ne restait plus d’elle qu’un peu de poussière, des cheveux et quelques ossements dans un cercueil. Alors, pour quoi ne pas rire ? C’est seulement lorsqu’un homme comme moi arrête de rire que les gens se demandent s’il n’y a pas quelque chose qui va de travers.

Je continuai donc de rire avec eux pendant tout l’automne et tout l’hiver, en dépit de mes muscles douloureux et de mes courbatures. Je continuai de rire alors que j’avais constamment faim – plus question de prendre une deuxième assiette, plus de casse-croûte nocturne, plus de bière, plus de gin-tonic à l’apéritif. Mais beaucoup de viande rouge et de verdure, énormément de verdure.

Pour Noël, je m’offris même cet appareil de torture raffiné qui s’appelle un Nautilus.

Ou plutôt, non : Elizabeth m’offrit un Nautilus pour Noël.

Je vis Dolan moins fréquemment. J’étais bien trop occupé à me mettre en forme, à perdre ma bedaine, à me refaire des muscles sur la poitrine, aux bras et aux jambes. Il y avait cependant des moments où il me semblait que je n’y parviendrais jamais, où j’avais l’impression qu’il me serait impossible de retrouver une véritable forme physique, que je ne pouvais vivre sans prendre un peu de rabiot, des parts de gâteau au chocolat, et une bonne cuillerée de crème fraîche dans mon café. Quand je me retrouvais de cette humeur, j’allais me garer non loin de l’un de ses restaurants préférés ou encore je me faufilais dans l’un des clubs qu’il fréquentait, et j’attendais de le voir arriver et descendre de sa Cadillac gris brouillard avec au bras quelque blonde bêcheuse et glaciale, ou une rousse rigolarde, ou encore avec l’une et l’autre à chaque bras. Et voilà qu’il apparaissait, l’homme qui m’avait tué mon Elizabeth, voilà qu’il apparaissait, resplendissant dans sa chemise Bijan’s, la Rolex scintillant au poignet dans les lumières du cabaret. Lorsque j’étais fatigué et découragé, j’allais voir Dolan comme un homme assoiffé se précipite vers une oasis, dans un désert. Je buvais de son eau empoisonnée et repartais ragaillardi.

En février je commençai à courir tous les jours, et les autres professeurs rirent de voir mon crâne chauve peler et rosir, puis repeler et rosir à nouveau, en dépit des couches de crème solaire à écran total « que je mettais dessus. Je m’empressais de rire avec eux, comme si je n’avais pas failli m’évanouir par deux fois, comme si je n’avais pas passé de longues minutes à frissonner, les muscles des jambes pris de crampes douloureuses à la fin de chacune de mes séances.

Lorsque l’été arriva, je m’inscrivis pour un travail au service des Ponts et Chaussées, dans le Département des routes à grande circulation du Nevada. Le type du bureau municipal d’embauche apposa un coup de tampon peu convaincu sur mon formulaire et m’envoya auprès d’un contremaître, responsable de district, du nom de Harvey Blocker. C’était un homme de haute taille, bronzé par le soleil du Nevada au point d’être presque noir. Il portait des jeans, des bottes de chantier poussiéreuses, et un tee-shirt bleu aux manches coupées sur lequel on pouvait lire BAD ATTITUDE. Ses muscles roulaient comme de la houle sous sa peau. Il regarda mon formulaire, puis leva les yeux sur moi et éclata de rire. Le bout de papier avait l’air particulièrement chétif dans son énorme paluche.

« Faut croire que tu plaisantes, l’ami. Je vois vraiment pas aut’chose. C’est au soleil du désert qu’on a affaire, ici, et à la chaleur du désert – c’est pas des séances de bronzage pour petits rigolos au bord de la piscine. Qu’est-ce que tu fabriques dans la vie, fiston ? T’es comptable ?

– Je suis instituteur. Cours moyen.

– Oh, le pauv’chou ! dit-il en éclatant de nouveau de rire. Tire-toi de là, tu veux ? »

 

Je possède une montre de gousset – héritage qui me vient de mon arrière-grand-père, lequel avait travaillé à la construction du dernier tronçon de la dernière ligne de chemin de fer transcontinentale ; il était présent, à en croire la légende familiale, lorsque l’on avait mis en place le fameux rivet d’or. Je sortis l’objet de ma poche et le brandis sous le nez de Blocker.

« Vous voyez ça ? dis-je. Elle vaut au bas mot six ou sept cents dollars.

– Un pot-de-vin ? (Il éclata encore une fois de son gros rire viril.) Bon Dieu, j’avais entendu parler de types faisant des pactes avec le Diable, mais t’es bien le premier à vouloir payer pour aller en enfer ! (Il me regarda avec une pointe de compassion dans les yeux.) Tu t’imagines peut-être comprendre dans quoi tu veux mettre les pieds, mais je te le dis, moi, tu n’en as pas la moindre idée. En juillet, j’ai vu le thermomètre accrocher les 42 degrés dans le coin d’Indian Springs. Même les plus costauds en chialent. Et costaud, tu l’es pas tellement, mon bonhomme. Et j’ai même pas besoin que t’enlèves ta chemise pour voir que t’as rien dessous, juste des biscoteaux regonflés dans un centre de santé pour mecs friqués ; c’est pas eux qui vont tenir la distance sous le grand projo.

– Le jour où vous déciderez que je ne tiens pas le coup, je me tire, et vous gardez la montre. Sans discuter.

– T’es un foutu menteur. »

 

Je le regardai dans les yeux. Il soutint mon regard un certain temps.

« Non, t’es pas un foutu menteur, reprit-il d’un ton de stupéfaction.

– Non.

– D’accord pour confier ta montre en gage à Tinker ? dit-il avec un geste du pouce en direction d’un Noir grand comme une armoire à glace assis à côté de la cabine d’un bulldozer, qui mangeait une tarte aux fruits de McDo tout en nous écoutant.

– On peut lui faire confiance ?

– T’es un peu gonflé.

– Bon. Qu’il la garde jusqu’à ce que vous me disiez d’aller me faire voir ou jusqu’à la rentrée scolaire de septembre.

 

– Et moi, qu’est-ce que je fais ? »

 

Je lui montrai le formulaire d’engagement qu’il tenait à la main.

« Vous signez ça, c’est tout.

– T’es cinglé. »

 

Je pensai à Elizabeth et à Dolan et ne répondis rien. « Tu vas commencer par le plus merdique, m’avertit Blocker. Ça consiste à prendre des pelletées de bitume brûlant à l’arrière du camion et à boucher les nids-de-poule. Et c’est pas parce que je veux te piquer ta foutue montre, même que, ça ne me déplairait pas, mais c’est parce que c’est là que tout le monde commence.

– Parfait.

– Tu es sûr d’avoir bien compris, bonhomme ?

– Oui.

– Non, tu n’as pas compris. Mais ça viendra. »

 

Il avait raison.

 

 

Je n’ai pratiquement gardé aucun souvenir des deux premières semaines, sinon que je me revois prenant une pelletée de bitume fumant, le tassant dans un trou, et marchant derrière le camion jusqu’au nid-de-poule suivant. Il nous arrivait parfois de travailler sur le boulevard des casinos, le Strip, et j’entendais jusque dans la rue le tintement de cloche annonçant que quelqu’un venait de toucher le jackpot. À certains moments, j’avais l’impression que c’était dans ma tête que sonnaient des cloches. Je levais la tête et voyais Blocker me regarder avec une étrange expression de compassion, le visage rutilant dans la chaleur de four qui montait de la chaussée. Parfois je jetais aussi un coup d’œil à Tinker, assis sous la toile qui protégeait le siège de son bulldozer, et le Noir sortait la montre de mon arrière-grand-père, la faisant se balancer au bout de sa chaîne pour qu’elle captât les reflets du soleil.

Le plus dur était de ne pas s’évanouir, de rester conscient coûte que coûte. Je tins le coup tout au long du mois de juin et la première semaine de juillet ; puis, un jour, Blocker vint s’asseoir à côté de moi, a l’heure de la pause, pendant que je mangeais un sandwich d’une main tremblante. Je tremblais ainsi parfois jusqu’à dix heures du soir. C’était la chaleur. C’était soit trembler, soit s’évanouir : mais l’évocation de Dolan, je ne sais comment, suffisait à me faire continuer de trembler.

« T’es toujours pas bien costaud, bonhomme, dit-il.

– Toujours pas. Mais comme disait l’autre, fallait voir avec quoi j’ai commencé.

– Je m’attends à tout moment à te voir tomber dans les pommes au milieu de la route. C’est pas encore arrivé, mais ça viendra. Ça viendra sûrement.

– Non, ça ne viendra pas.

– Si, ça viendra. Si tu restes derrière le camion avec ta pelle, c’est sûr et certain.

– Non.

– La période la plus chaude de l’été commence tout juste, bonhomme. Tinker dit qu’on pourrait faire cuire un œuf sur la route.

– Je tiendrai. »

 

Il fouilla dans sa poche et en retira la montre de mon arrière-grand-père, qu’il laissa tomber sur mes genoux. « Reprends ta foutue tocante, dit-il d’un ton dégoûté. J’en veux pas.

– On a conclu un marché, tous les deux.

– Il ne tient plus.

– Si vous me fichez à la porte, on ira aux prud’hommes, dis-je. Vous avez signé l’engagement. Vous…

– Je n’ai pas dit que je te mettais dehors, me coupa-t-il en détournant les yeux. Je vais demander à Tinker de t’apprendre à conduire une pelleteuse-chargeuse. »

 

Je le regardai longtemps, ne sachant que répondre. Ma salle de classe, si fraîche et agréable, ne m’avait jamais paru aussi loin… Cependant, je n’avais pas la moindre idée de la manière dont un type comme Blocker pensait ni de ce qu’il voulait dire quand il parlait comme ça. Je savais qu’il m’admirait et me méprisait en même temps, mais j’ignorais pour quelle raison il éprouvait ces deux sentiments contradictoires. De toute façon, ce n’est pas ton affaire, mon chéri, dit soudain la voix d’Elizabeth dans ma tête. C’est Dolan, ton affaire. N’oublie pas Dolan.

« Pourquoi faire ça ? » lui demandai-je finalement.

Il me rendit alors mon regard, et je compris qu’il était à la fois furieux et amusé – mais, à mon avis, plus furieux qu’amusé. « Qu’est-ce qui t’arrive, bonhomme ? Pour qui me prends-tu ?

– Je ne…

– Tu crois que je vais risquer de te tuer pour ta foutue montre ? C’est ça ?

– Je suis désolé.

– Ouais, tu peux. Le petit branleur le plus désolé que j’aie jamais vu. »

 

Je rangeai la montre.

« Tu seras jamais costaud, fiston. Il y a des gens qui sont comme certaines plantes, et qui poussent au soleil. D’autres flétrissent et crèvent. Toi, t’es en train de crever. Tu le sais, et pourtant tu veux pas garer tes miches à l’ombre. Pourquoi ? Pourquoi chercher à se démolir comme ça ?

– J’ai mes raisons.

– Ça, j’en doute pas. Et que Dieu vienne en aide au malheureux qui se mettra en travers de ta route. »

 

Il se leva et s’éloigna ; l’instant suivant, Tinker s’approchait, souriant.

« Tu crois pouvoir conduire une pelleteuse-chargeuse ?

– Oui, il me semble.

– Moi aussi, il me semble. Le vieux Block t’aime bien, simplement, il sait pas trop comment le dire.

– J’ai remarqué.

– Un petit branleur plutôt dur à cuire, hein ? fit-il avec un petit rire.

– Je veux ! »

 

Je passai le reste de l’été à conduire mon engin à charger des déblais par l’avant et, lorsque je retournai à l’école, à l’automne, presque aussi noir que Tinker lui-même, les autres professeurs cessèrent de se payer ma tête. Ils m’observaient parfois du coin de l’œil, quand je passais, mais ils avaient arrêté de rigoler.

J’ai mes raisons ; voilà ce que je lui avais répondu. Et c’était vrai. Je ne m’étais pas payé une saison en enfer par simple caprice. Il fallait que je sois en forme, voyez-vous. Se préparer dans le but de creuser une tombe pour un homme n’exige peut-être pas de prendre des mesures aussi radicales, mais ce n’était pas juste un homme que je voulais enterrer.

Non. C’était la foutue Cadillac.

 

En avril, l’année suivante, je me retrouvai inscrit sur la liste des destinataires du courrier de la Commission des routes de l’État. Chaque mois, je recevais un bulletin intitulé Nevada Road Signs. Je ne faisais que le feuilleter rapidement, passant sur les projets budgétaires, les achats et ventes d’équipement routier, les actes législatifs sur des questions comme le contrôle de la formation des dunes et les nouvelles techniques antiérosion. Ce qui m’intéressait se trouvait toujours sur la dernière ou les deux dernières pages du bulletin. Intitulée simplement Calendrier, cette rubrique donnait une liste des dates et des sites des chantiers dans le mois à venir. Et je m’intéressais tout particulièrement à ceux de ces chantiers qui s’accompagnaient de la simple abréviation RPAV. Il fallait lire « repavage », opération qui consiste à refaire toute la surface de la route et pour laquelle, comme j’avais pu en faire l’expérience dans l’équipe de Harvey Blocker, on prévoyait la plupart du temps une déviation. La plupart du temps, mais pas toujours. La fermeture d’un tronçon de route n’est pas une décision que la Commission prend à la légère, mais seulement s’il n’y a pas d’autre solution. Un jour ou l’autre, toutefois, j’avais la conviction que ces quatre lettres pourraient bien sonner le glas de Dolan. Rien que quatre petites lettres, mais il m’arrivait parfois de les voir en rêve : RPAV.

Non que les choses fussent alors faciles ; de plus, je risquais d’avoir à patienter longtemps, des années peut-être. Entre-temps, quelqu’un d’autre pouvait avoir la peau de Dolan. C’était un homme mauvais, et ce genre d’homme mène une existence dangereuse. Il fallait la conjonction de quatre situations, occurrence aussi rare qu’une conjonction de planètes : un déplacement de Dolan, une période de vacances pour moi, un jour férié et un week-end de trois jours.

Oui, peut-être même des années. Mais en juin de l’an dernier, ouvrant le Nevada Road Signs, je vis ceci dans le calendrier :

 

1er juillet-22 juillet (approx.)

| US 71, du km 670 au km 708 (vers l’ouest) RPAV |

D’une main tremblante, je tournai les pages de mon agenda pour le mois de juillet ; le 4-Juillet, fête nationale, tombait un lundi.

Trois des conditions étaient remplies, car il y aurait sûrement une déviation quelque part, au milieu d’un aussi important chantier de réfection.

Oui, mais Dolan ? Qu’allait-il faire, lui ? La quatrième condition allait-elle être remplie ?

Par trois fois, déjà, je m’en souvenais parfaitement, il était parti à Los Angeles pendant le week-end du 4-Juillet – semaine où les choses tournent particulièrement au ralenti à Las Vegas. Mais en trois autres occasions, il s’était rendu ailleurs ; une fois à New York, une fois à Miami et une autre fois jusqu’à Londres. Quant à la dernière dont j’avais le souvenir, il n’avait pas bougé de Las Vegas.

Mais s’il allait à Los Angeles ?

Existait-il un moyen de le découvrir ?

Je réfléchis longuement, intensément, à la question, mais deux images ne cessaient de m’importuner. Dans la première, la Cadillac de Dolan filait vers l’ouest et Los Angeles sur la US 71, au crépuscule, laissant une ombre allongée derrière elle. Elle dépassait les différents panneaux DÉVIATION dont le dernier demandait à ceux qui avaient la radio de couper leur C. B. Je la voyais passer devant du matériel de terrassement abandonné – bulldozers, pelleteuses, camions à benne –, abandonné non pas pour la nuit, mais pour tout le week-end, un week-end de trois jours.

Dans la deuxième image, tout était identique, si ce n’est que les panneaux de déviation avaient disparu.

Disparu, parce que je les avais enlevés.

C’est au cours de ma dernière journée de classe que l’idée me vint brusquement à l’esprit. Je somnolais presque, à des millions de kilomètres de Dolan et de l’école, lorsque je me redressai d’un coup sur mon séant, renversant le vase qui se trouvait sur le côté de mon bureau (et dans lequel étaient de jolies fleurs du désert que mes élèves m’avaient apportées comme cadeau de fin d’année scolaire) ; il tomba par terre et se brisa. Plusieurs élèves, qui sans doute somnolaient aussi de leur côté, sursautèrent et s’agitèrent ; l’expression que j’avais sur le visage ne devait pas être rassurante, car l’un d’eux, un petit garçon du nom de Timothy Urich, se mit à pleurer, et je dus aller le calmer.

Les draps, me dis-je en réconfortant Timmy. Les draps, les oreillers, le linge, l’argenterie, les tapis, tout le bazar. Tout devra être impeccable. C’est un type à exiger que tout soit toujours impeccable.

Bien entendu. Tout comme le fait d’avoir une Cadillac impeccable était typique de Dolan.

J’esquissai un sourire et Timmy Urich m’en rendit un, bien que ce ne fût pas à lui que s’adressait le mien.

Je souriais à Elizabeth.

 

 

Le dernier jour d’école était un 10 juin. Douze jours plus tard, je pris l’avion pour Los Angeles. Je louai une voiture et descendis dans le même hôtel bon marché que les fois précédentes. Pendant trois jours, je me rendis sur les hauteurs d’Hollywood pour faire le guet non loin de la maison de Dolan. Je ne pouvais cependant pas prolonger trop longtemps ma surveillance ; on aurait fini par me remarquer. Les riches engagent des gens pour repérer les intrus car ceux-ci, trop souvent, se révèlent être dangereux.

Comme moi.

Il ne se passa rien, au début La maison n’était pas condamnée, le gazon n’était pas trop haut – Dieu l’en préserve ! – et la surface de la piscine n’était pas couverte d’écume. N’empêche, il y régnait une ambiance d’endroit déserté, inoccupé, stores baissés contre le soleil, aucune auto garée autour du rond-point central, personne au bord de la ravissante piscine à l’eau propre qu’un jeune homme en catogan venait nettoyer un matin sur deux.

Je commençais à me dire que j’allais faire chou blanc. Je restai néanmoins, gardant encore l’espoir de voir se remplir la quatrième condition.

Le 29 juin, alors que je m’étais pratiquement résigné à passer encore une année à surveiller, à attendre, à m’entraîner et à conduire une pelleteuse-chargeuse tout l’été pour Harvey Blocker (s’il voulait encore de moi), une voiture bleue sur les portières de laquelle on lisait LOS ANGELES SECURITY SERVICES vint s’arrêter devant la maison de Dolan. Un homme en uniforme en sortit, ouvrit le portail avec une clé, revint à la voiture, entra avec et retourna fermer le portail à clé.

Au moins était-ce un changement ; je sentis vaciller une faible lueur d’espoir.

Je m’éloignai au volant de la voiture de location, fis un tour et ne revins qu’environ deux heures plus tard, me garant cette fois à l’autre bout de la rue. Un quart d’heure plus tard, une fourgonnette bleue vint à son tour s’arrêter devant le portail de Dolan. BIG JOE’S CLEANING SERVICE, y avait-il écrit cette fois sur la porte coulissante. Je sentis mon cœur bondir dans ma poitrine : le service de nettoyage. J’observais la scène dans mon rétroviseur, et je me souviens d’avoir étreint le volant avec force.

Quatre femmes descendirent du véhicule, deux Blanches, une Noire et une Chicano. Elles étaient habillées de blanc, comme des serveuses, mais il s’agissait d’une escouade de femmes de ménage, évidemment.

Le garde du service de sécurité vint ouvrir au coup de sonnette, et le petit groupe se mit à bavarder et à plaisanter. Le garde essaya de peloter l’une des femmes qui lui donna une claque sur la main, sans cesser de rire.

La Blanche revint à la fourgonnette qu’elle alla garer autour du rond-point, tandis que les autres femmes entraient à pied ; le garde referma le portail derrière elles.

La transpiration coulait sur mon visage, épaisse, huileuse, tandis que mon cœur battait la chamade.

Je ne distinguais plus rien dans mon rétroviseur, et pris le risque de me retourner.

À travers la grille du portail, je vis s’ouvrir les portes arrière de la fourgonnette.

L’une des femmes emporta une pile de draps soigneusement pliés ; une autre, des serviettes de toilette ; une troisième, deux aspirateurs. Elles se dirigèrent en file indienne vers la porte, où le garde les fit entrer.

 

 

Je démarrai et m’éloignai, tremblant tellement que c’est à peine si je pouvais conduire.

On ouvrait la maison. Il venait.

 

Dolan ne changeait pas de Cadillac tous les ans, ni même tous les deux ans ; la Sedan DeVille actuelle, qu’il allait sans doute bientôt renouveler, avait trois ans. J’en connaissais les dimensions exactes. J’avais écrit à la General Motors Company, donnant pour prétexte que j’étais écrivain et que j’en avais besoin pour un roman que je projetais. On m’avait envoyé le manuel de l’utilisateur ainsi que les cotes exactes de ce modèle précis. Ils me retournèrent même l’enveloppe préalablement affranchie que j’avais jointe à ma demande de renseignements. Les grandes sociétés ont un standing à respecter, même quand leurs comptes sont dans le rouge le plus cramoisi, apparemment.

J’avais donné trois chiffres, à savoir la plus grande largeur, la plus grande longueur et la plus grande hauteur de la Cadillac, à l’un de mes amis qui est professeurs de mathématiques au lycée de Las Vegas – je crois avoir déjà mentionné que je m’étais préparé, et que mes préparatifs ne touchaient pas seulement à ma condition physique.

Je lui présentai le problème d’un point de vue purement hypothétique. Je voulais écrire une histoire de science-fiction, lui dis-je, et tenais à ce que les calculs soient justes. Je lui avais même concocté quelques bribes de scénario, m’étonnant moi-même de l’inventivité dont j’arrivais à faire preuve.

Mon ami désira savoir à quelle vitesse ce véhicule de patrouille extraterrestre se déplaçait. C’était une question que je n’avais pas prévue, et je voulus savoir si ce détail était important.

« Bien sûr, me répondit-il, très important, même. Si tu veux que ton véhicule, dans l’histoire, tombe directement dans le piège, celui-ci doit avoir les bonnes dimensions. Bon, d’après tes chiffres, l’engin mesure six mètres cinquante sur un mètre cinquante de large. »

J’ouvris la bouche pour dire que ce n’était pas tout à fait exact, mais déjà il levait la main. « Simple approximation, enchaîna-t-il. C’est plus facile pour imaginer l’arc.

– Imaginer quoi ?

– L’arc de descente », répéta-t-il.

 

Je me calmai. Voilà une phrase dont un homme qui ne rêve que vengeance peut tomber amoureux. Elle avait quelque chose de suavement ténébreux, de mauvais augure. L’arc de descente…

J’avais tenu pour acquis que si je creusais un trou aux dimensions de la Cadillac, elle y tiendrait. Point. Il me fallut les observations de cet ami pour comprendre qu’avant que le trou puisse servir de tombe, il fallait qu’il joue le rôle d’un piège.

La forme elle-même était importante, dit-il. L’espèce de tranchée à laquelle j’avais tout d’abord pensé risquait de ne pas fonctionner ; en réalité, elle risquait même davantage de ne pas fonctionner que de fonctionner. « À moins que ton véhicule ne tombe droit dans ton trou, remarqua-t-il, il se peut même qu’il n’y entre pas complètement. Il risque de simplement glisser de côté sur une certaine longueur et, quand il s’arrêtera, tes petits hommes verts pourront en sortir et liquider ton héros. « La solution consistait à élargir l’entrée du trou et à lui donner une forme d’entonnoir.

Venait ensuite le problème de la vitesse.

Si la Cadillac de Dolan allait trop vite et si le trou n’était pas assez long, elle risquait de voler par-dessus ; certes, elle perdrait un peu de hauteur pendant son vol plané, mais soit les roues avant, soit le châssis touche-raient l’autre bord ; par ailleurs, si la Cadillac roulait trop lentement et si le trou était trop long, elle risquait de piquer du nez au lieu de retomber sur ses roues, et ça n’irait pas non plus. Difficile d’enterrer une Cadillac dont le coffre et le pare-chocs arrière dépassent d’un mètre au-dessus du niveau du sol ; ce serait comme d’enterrer un homme avec les deux jambes qui dépassent.

« Bon. À quelle vitesse se déplacera ton véhicule ? »

Je fis un rapide calcul. Sur la route, le chauffeur de Dolan maintenait une vitesse à peu près constante, entre cent et cent dix kilomètres à l’heure. Il roulerait sans doute un peu moins vite à l’endroit où j’avais l’intention de l’attendre. Je pouvais bien enlever les panneaux de déviation, mais pas cacher les engins ni dissimuler tout ce qui indiquait un chantier en cours.

« À environ vingt rults », dis-je.

Il sourit. « Traduction, tu veux ?

– Disons, environ quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure.

– Ah, ah. »

 

Il se mit aussitôt au travail tandis que, assis à côté de lui, les yeux brillants, le sourire aux lèvres, je songeais à cette superbe expression : arc de descente.

Il releva soudain les yeux : « Dis donc, il faudrait peut-être envisager de changer les dimensions de ton véhicule, mon vieux.

– Oh ! Et pourquoi ?

– Six cinquante sur un cinquante, c’est grand, pour un simple véhicule de reconnaissance. (Il rit.) C’est pratiquement la taille d’une Lincoln Mark IV. »

 

J’éclatai de rire à mon tour.

Après avoir vu l’escouade de femmes de ménage entrer dans la maison les bras chargés de linge, je repris l’avion pour Las Vegas.

Dès mon retour, j’allai décrocher le téléphone. Ma main tremblait un peu. Pendant neuf ans, j’avais attendu et fait le guet, comme une araignée dans les combles, ou une souris derrière sa plinthe. J’avais tout fait pour que Dolan ne puisse soupçonner un seul instant que le mari d’Elizabeth s’intéressait toujours à lui ; le regard totalement dénué d’intérêt qu’il m’avait jeté, le jour où j’étais passé devant sa Cadillac en panne, si furieux qu’il m’eût rendu sur le coup, en était la juste récompense.

Mais j’allais maintenant devoir prendre un risque. Et cela parce que je ne pouvais être en deux endroits différents à la fois et qu’il était impératif de savoir non seulement si Dolan irait bien à Los Angeles, mais aussi quand je devrais faire disparaître temporairement la déviation.

J’avais mis un plan au point pendant le vol de retour à Las Vegas. J’estimais qu’il pouvait marcher. Je me débrouillerais pour qu’il marche.

J’appelai tout d’abord les renseignements téléphoniques de Los Angeles et demandai le numéro de télé-phone de Big Joe’s Cleaning Service. Je le composai dès que je l’eus.

– Allô ! Ici Bill de chez Lennie, le traiteur, dis-je.

Nous avons une soirée samedi soir au 1121 Aster Drive, dans Hollywood Hills. Dites, est-ce que l’une de vos filles ne pourrait pas vérifier si le grand bol à punch de Mr Dolan se trouve bien dans le placard, au-dessus des plaques électriques ? »

On me demanda de rester en ligne, ce que je fis, malgré mon impression grandissante, à chaque interminable seconde qui passait, que mon correspondant avait flairé un coup tordu et qu’il appelait en réalité la compagnie du téléphone sur une autre ligne pendant que je poireautais.

Finalement – cela prit un temps fou ! – le type revint à moi. Il avait l’air d’être dans tous ses états, mais c’était parfait : je n’en attendais pas moins.

« Vous dites bien samedi soir ?

– Oui, samedi. Vous comprenez, le bol à punch qui me reste ne sera pas assez grand, et j’avais gardé le souvenir qu’il en avait déjà un. Je voulais simplement être sûr…

– Écoutez, monsieur, d’après mon calendrier, on n’attend pas Mr Dolan avant trois heures de l’après-midi dimanche. C’est avec plaisir que je demanderais à l’une de mes filles de vérifier cette histoire de bol à punch, mais je tiens à commencer par régler tout d’abord l’autre question. Il n’est pas très prudent de déconner avec un homme comme Mr Dolan, si vous me permettez l’expression.

– On ne saurait mieux dire.

– Et s’il doit arriver un jour plus tôt, je dois envoyer d’autres filles là-bas dare-dare.

– Laissez-moi vérifier. »

 

Le livre de lecture de ma classe de cours moyen deuxième année se trouvait sur la table, à côté de moi. Je le pris et fis défiler les pages sous mon pouce, à portée du téléphone.

« Oh, bon Dieu ! m’exclamai-je, c’est moi qui me suis fichu dedans. C’est dimanche soir qu’il a sa réception. Je suis vraiment désolé. Vous n’allez tout de même pas me frapper ?

– Non, ça va – je devrais être furieux, mais en vérité je suis trop soulagé ! Permettez que je vous mette en attente. Je vais appeler l’une des filles et…

– Inutile, puisque c’est dimanche ! Mon grand bol à punch sera revenu de la réception de mariage que je fais samedi soir à Glendale. Ça m’arrange !

– Parfait, tout baigne », répondit-il, très à l’aise, sans le moindre soupçon. La voix d’un homme qui ne va pas se mettre à gamberger sur l’incident.

 

Espérons.

Je raccrochai et restai un moment immobile, réfléchissant avec toute l’attention possible. Pour arriver à Los Angeles à trois heures, il allait devoir quitter Las Vegas vers dix heures du matin, comme je m’y étais attendu. Il arriverait donc dans le secteur de la déviation entre onze heures quinze et onze heures trente, soit à un moment où la circulation serait à peu près nulle.

Bon. Il était temps d’arrêter de rêver et de passer à l’action.

Je parcourus les petites annonces, donnai quelques coups de fil et allai voir cinq véhicules d’occasion à portée de ma bourse. J’optai pour un van Ford délabré sorti de la chaîne d’assemblage l’année même de la mort d’Elizabeth. Je payai en liquide. Il ne me restait plus, du coup, que deux cent cinquante-sept dollars sur mon compte d’épargne, mais c’était un détail dont je me moquais complètement. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai chez un loueur d’outillage (son magasin avait la taille d’une cathédrale) et y pris un compresseur d’air portable, avec ma carte de crédit comme garantie.

Le vendredi après-midi, je chargeai le van : des pics, des pioches, le compresseur, une riveteuse manuelle, une boîte à outils, des jumelles et un marteau-piqueur équipé d’un assortiment de têtes en forme de flèche pour transpercer l’asphalte. À cela vinrent s’ajouter une grande bâche carrée, plus un long rouleau de toile qui datait d’un projet spécial de l’été précédent, ainsi que vingt et un tasseaux de bois d’un peu plus d’un mètre cinquante de long chacun.

Aux limites du désert, je m’arrêtai dans le parking d’un centre commercial et y volai une paire de plaques d’immatriculation que je posai sur le Ford.

À un peu plus de cent kilomètres de Las Vegas, je vis le premier panneau orange : CHANTIER DE CONSTRUCTION À 10 KM – CIRCULATION DIFFICILE. Puis, un peu plus loin, j’aperçus enfin le panneau que j’attendais depuis… oh, depuis la mort d’Elizabeth, je suppose, même si je n’en avais pas toujours eu conscience :

DÉVIATION 10 KM Le crépuscule commençait à laisser place à la nuit lorsque j’arrivai sur place pour jauger la situation. Elle aurait peut-être été meilleure si j’en avais fait les plans moi-même, mais certainement pas de beaucoup.

La déviation faisait un détour, sur la droite, qui s’enfonçait entre deux éminences. Elle paraissait emprunter une vieille piste que le service des Ponts et Chaussées avait élargie et aplanie pour accueillir cette augmentation temporaire de la circulation. Elle était indiquée par une flèche lançant des éclairs intermittents qu’alimentait une batterie enfermée dans un boîtier en acier cadenassé.

Juste au-delà de la déviation, à l’endroit où la route principale s’élevait vers le sommet de la deuxième hauteur, la chaussée était coupée par une double rangée de cônes. Et au-delà (au cas, sans doute, où un chauffeur d’une incommensurable stupidité n’aurait pas vu les flashes de la flèche et aurait roulé sur les cônes sans s’en rendre compte – mais on peut s’attendre à tout de la part de certains conducteurs), un autre panneau orange, de la taille d’un cinq par sept publicitaire, ou presque, rappelait : ROUTE FERMÉE – UTILISER LA DÉVIATION.

 

 

Néanmoins, la raison pour laquelle il fallait faire un détour n’était pas visible d’ici, ce qui me convenait parfaitement. Il ne fallait surtout pas que Dolan eût la moindre chance de flairer le piège avant d’y être tombé.

Rapidement – il ne s’agissait pas d’être vu –, je sortis du van et empilai une douzaine de cônes, libérant un passage suffisant pour le véhicule. Je repoussai le panneau ROUTE FERMÉE sur la droite, courus jusqu’au van et m’engageai dans le couloir libéré.

Soudain j’entendis le bruit d’un moteur qui se rapprochait. Je courus de nouveau jusqu’à la pile de cônes que je remis en place, aussi vite que possible. Deux d’entre eux m’échappèrent, et roulèrent dans le fossé. Je sautai pour les récupérer, haletant, trébuchai sur un rocher dans l’obscurité et m’étalai, me remettant vivement sur pied, de la poussière sur la figure, du sang sur l’une des mains. J’entendais le véhicule qui se rapprochait inexorablement ; il n’allait pas tarder à apparaître au sommet du dernier renflement de terrain avant le carrefour de la déviation, et dans la lueur de ses phares, le conducteur apercevrait un type en jean et en tee-shirt essayant de remettre en place des cônes de signalisation routière, tandis qu’un van tournant au ralenti l’attendait là où aucun autre véhicule que ceux du Service des Ponts et Chaussées du Nevada n’aurait dû se trouver. Je remis le dernier cône en place et courus jusqu’au grand panneau. Je tirai trop fort et faillis le faire s’effondrer.

Tandis que je commençais à apercevoir la lueur des phares du véhicule, encore derrière le sommet, à l’est, je fus pris de la conviction subite qu’il s’agissait d’une patrouille des Nevada State Troopers.

Le panneau se trouvait au même emplacement ou presque. Je piquai un sprint jusqu’au van, bondis sur le siège, et fonçai jusqu’à la crête toute proche. À peine l’avais-je dépassée que je vis les phares du véhicule balayer le ciel au-dessus de moi.

Avaient-ils aperçu quelque chose, dans l’obscurité, alors que je roulais tous feux éteints ?

Il ne semblait pas.

Je me laissai retomber contre mon siège, les yeux fermés, attendant que mon cœur se calme. Ce qu’il finit par faire, tandis que mourait peu à peu le bruit de la voiture qui roulait en cahotant sur la piste de déviation.

J’étais dans la place, en sécurité au-delà de la déviation.

Il était temps de se mettre au travail.

 

Derrière l’éminence, la route redescendait vers une longue ligne droite plate. Aux deux tiers de ce tronçon, elle cessait tout simplement d’exister, remplacée par des amas de terre et des portions de gravier concassé.

Allaient-ils le voir et s’arrêter ? Faire demi-tour ? Ou bien continueraient-ils à rouler en supposant qu’il devait exister un passage autorisé, puisqu’ils n’avaient vu aucun panneau de déviation ?

Trop tard pour s’en inquiéter, maintenant.

Je choisis mon endroit, à une vingtaine de mètres après le début de la partie plate et encore à quatre cents mètres du point où la route disparaissait. Je me garai sur le bas-côté, ouvris les portes arrière du van, plaçai deux planches pour l’accès et déchargeai le matériel. Puis je soufflai un instant en contemplant les étoiles froides qui commençaient à briller au-dessus du désert.

« On y va, Elizabeth », leur murmurai-je.

J’eus l’impression qu’une main glacée me caressait la nuque.

 

 

Le compresseur allait faire un tapage infernal et le marteau-piqueur serait encore pire, mais je n’avais aucun moyen d’y remédier. Le mieux que je pouvais espérer était d’en avoir terminé, pour cette première étape, avant minuit. Si je dépassais ce délai, j’aurais de toute façon des ennuis, étant donné que je ne disposais que d’une quantité limitée de carburant pour l’engin.

Laisse tomber. T’occupe pas de savoir si quelqu’un t’entend et se demande quel est le barjo qui manie le marteau-piqueur en pleine nuit ; pense à Dolan. Pense à la DeVille argentée.

Pense à l’arc de descente.

Je commençai par dessiner le contour du tombeau, à l’aide de craie blanche, du mètre à enrouleur de ma boîte à outils et des chiffres que m’avait calculés mon ami mathématicien. Cela fait, un rectangle approximatif d’à peu près un mètre cinquante de large sur douze de long se détacha dans l’obscurité, s’évasant vers son extrémité la plus proche. Dans la pénombre, cette forme ne ressemblait plus tellement à l’entonnoir qu’elle affectait d’être sur le papier, telle que mon ami l’avait dessinée ; dans la pénombre, on aurait plutôt dit une gueule grande ouverte au bout d’un long tuyau droit. Exactement ce qu’il faut pour mieux te dévorer, l’ami, me dis-je, souriant pour moi-même.

Je traçai vingt lignes supplémentaires en travers du rectangle, ménageant des intervalles de soixante centimètres ; finalement, après avoir coupé le rectangle d’une seule ligne verticale, j’obtins quarante-deux rectangles approximatifs de soixante par soixante-quinze. Le quarante-troisième segment était l’évasement en forme de pelle de l’extrémité.

 

 

Sur quoi je roulai mes manches de chemise, fis démarrer le compresseur et revins au carré numéro un.

Le travail alla plus vite que tout ce que j’aurais eu le droit d’espérer, mais pas autant que j’aurais osé le rêver – comme toujours. Il aurait été facilité si j’avais pu me servir du gros équipement, mais cette étape viendrait plus tard. Il fallait commencer par dégager les carrés de macadam. À minuit, je n’avais pas terminé ; à trois heures non plus, lorsque le compresseur tomba en panne de carburant. J’avais prévu cette éventualité, et m’étais équipé d’un tuyau pour siphonner l’essence du van. J’allai jusqu’à dévisser le bouchon du réservoir, mais lorsque l’odeur de l’essence me parvint aux narines, je ne pus que le reboucher et m’allonger à l’arrière de la fourgonnette.

Assez pour ce soir. Je n’en pouvais plus. En dépit des gants de travail, j’avais les mains couvertes de grosses ampoules, dont beaucoup avaient crevé. Je gardais l’impression que tout mon corps continuait à vibrer du martèlement régulier et violent du marteau-piqueur et que mes bras étaient comme des diapasons pris de folie. J’avais mal à la tête. J’avais mal aux dents ! J’avais le dos en compote ; et ma colonne vertébrale me faisait l’effet d’avoir été remplacée par du verre pilé.

J’avais découpé vingt-huit carrés.

Vingt-huit.

Il en restait quatorze.

Et ce n’était que le début.

Je n’y arriverai jamais, me dis-je. C’est impossible.

Personne ne pourrait.

La main glacée, encore une fois.

Si, mon chéri, si.

La sonnerie stridente qui me perçait les oreilles s’atténuait un peu ; de temps en temps, j’entendais le bruit d’un moteur qui s’approchait… puis le grondement faiblissait lorsqu’il s’engageait sur le chemin de déviation aménagé par les Ponts et Chaussées.

Demain on serait samedi – non, désolé, nous sommes déjà samedi. Et c’était dimanche qu’allait passer Dolan. Pas une minute à perdre.

En effet, mon chéri.

L’explosion l’avait déchiquetée.

Mon amour avait été mis en morceaux pour avoir dit la vérité à la police sur ce qu’elle avait vu, pour avoir refusé de se laisser intimider, pour avoir été courageuse, et Dolan roulait encore en Cadillac et buvait un whisky vingt ans d’âge, sa Rolex en or au poignet.

Je vais essayer, pensai-je. Puis je tombai dans un sommeil sans rêve qui était comme la mort.

 

Je me réveillai avec le soleil dans les yeux, un soleil déjà chaud à huit heures. Je me mis sur mon séant et criai – et portai mes mains douloureuses à mes reins. Travailler ? Découper encore quatorze plaques d’asphalte ? Mais je n’étais même pas capable de marcher !

Eh bien si, je pouvais marcher.

Me déplaçant comme un vieillard, j’allai prendre, dans la boîte à gants du véhicule, le flacon de cachets d’aspirine que j’avais prévu pour ce genre un peu spécial de lendemain de fête.

M’étais-je cru en forme ? Avais-je vraiment imaginé cela ?

Très drôle, non ?

Je pris quatre cachets avec de l’eau froide, attendis un quart d’heure, le temps qu’ils se dissolvent dans mon estomac, et engloutis un petit déjeuner de fruits secs et de Pop Tarts froides.

Je regardai en direction du compresseur et du marteau-piqueur. La carapace jaune du premier paraissait déjà griller dans la lumière matinale. De chaque côté de mon tracé s’alignaient les carrés d’asphalte proprement découpés.

Je n’avais aucune envie d’aller ramasser le marteau-piqueur. Je pensai à Harvey Blocker me disant : Tu ne seras jamais costaud, fiston. Il y a des gens qui sont comme certaines plantes, et qui poussent au soleil. D’autres flétrissent et crèvent. Toi, t’es en train de crever…

« Elle était en morceaux, croassai-je. Je l’aimais, et elle était en morceaux. »

En tant que cri d’encouragement, ça ne vaudrait jamais : « Allez, les gars ! » ni même : « Montjoie… Saint Denis ! mais ça me fit tout de même bouger. Je siphonnai l’essence du réservoir du van, manquant m’étouffer tant l’odeur me révulsait et ne gardant mon petit déjeuner que par un effort démesuré de volonté. Je me demandai ce que j’allais faire, si jamais les ouvriers avaient vidangé les réservoirs des engins de terrassement de leur gazole, avant de partir chez eux pour ce long week-end, et repoussai vivement cette idée. Inutile de se tracasser pour des choses sur lesquelles je n’avais aucun contrôle. Je me sentais de plus en plus comme un type qui vient de sauter de la soute d’un bombardier B-52 avec un parasol à la main au lieu d’un parachute dans le dos.

Je transportai le jerricane jusqu’au compresseur et transvasai l’essence dans son réservoir. Il me fallut me servir de la main gauche pour replier les doigts de la droite autour de la poignée qui permettait de tirer sur la corde du démarreur ; au moment de l’effort, d’autres ampoules éclatèrent, et un liquide épais se mit à couler sur mon poignet au moment où le compresseur partit.

J’y arriverai jamais.

Je t’en prie, mon chéri.

J’allai ramasser le marteau-piqueur et me remis au travail.

La première heure fut la pire ; après quoi, le martèlement régulier de l’outil, combiné à l’effet de l’aspirine, parut me mettre dans un état d’engourdissement général – du dos, des mains, de la tête. Je finis de découper le dernier carré de macadam à onze heures. Le moment était venu de vérifier si je me souvenais bien de tout ce que Tinker m’avait expliqué sur le démarrage des engins de terrassement.

Je regagnai le van d’un pas chancelant et parcourus à son volant les deux kilomètres qui me séparaient du site où s’étaient interrompus les travaux. Je repérai tout de suite l’engin qu’il me fallait : une grosse pelleteuse Case-Jordan avec un bras articulé se terminant par un grappin à l’arrière. Au moins 135 000 dollars de bon matériel. J’en avais conduit une pour Blocker, mais celle-là ne devait pas être bien différente.

Du moins, je l’espérais.

Je montai dans la cabine et inspectai le diagramme gravé dans le haut du levier de vitesse. Il ressemblait tout à fait à celui de mon Cat. Je le fis jouer à deux ou trois reprises ; il opposa une certaine résistance, au début, car un peu de sable avait dû pénétrer jusque dans la boîte de vitesses – le type qui conduisait ce bibelot n’avait pas mis les protections et son contre-maître n’avait pas vérifié. Blocker aurait vérifié, lui, et collé une amende de cinq dollars au type, long week-end ou non.

Son regard… Moitié admiratif, moitié méprisant.

 

 

Qu’est-ce qu’il penserait d’une entreprise comme celle-ci ?

Laisse tomber ! Ce n’est pas le moment de penser à Harvey Blocker. Pense à Elizabeth. Et à Dolan.

Il y avait un tapis de sol dans le fond de la cabine. Je le soulevai et recherchai des clés. Pas de clés là-dessous, bien entendu.

La voix de Tinker dans ma tête : Bordel, un gosse pourrait faire démarrer n’importe lequel de ces engins, Visage pâle ! C’est rien à faire. Au moins, sur une voiture, t’as une clé de contact. Sur les nouvelles, en tout cas. Bon, regarde là – non, pas là où va la clé puisque t’as pas de clé, mais juste en dessous. Tu vois tous ces fils qui pendent ?

Je regardai et vis les fils qui pendaient, exactement comme lorsque Tinker me les avait montrés : un rouge, un bleu, un jaune et un vert. Je dégageai l’isolant sur environ trois centimètres, et pris un morceau de fil de cuivre dans ma poche.

Bon, d’accord, Visage pâle. Écoute bien, parce qu’on va peut-être te mettre des notes après comme pour un examen, tu piges ? Faut brancher le rouge au vert. N’oublie pas ça, c’est comme les couleurs de Noël.

Comme ça, t’as le contact.

Avec mon bout de fil, je reliai les parties dénudées des fils rouge et vert du système d’allumage du Case-Jordan. Le vent du désert sifflait doucement, comme lorsqu’on souffle dans le col d’une bouteille. De la sueur coulait dans mon cou et jusque dans ma chemise, me chatouillant au passage.

Bon, maintenant il te reste le jaune et le bleu ; il ne s’agit pas de les brancher l’un sur l’autre, il suffit qu’ils entrent en contact. Mais fais gaffe à pas toucher toi-même un fil dénudé, parce que sinon tu risques de pisser de l’électricité pendant un moment, mon gars. Le bleu et le jaune lancent le démarreur. Et c’est parti. Une fois que t’as fini de faire joujou, tu sépares simplement le rouge du vert. C’est comme si tu tournais la clé que t’as pas.

Je fis donc entrer en contact les fils jaune et bleu. Il y eut une énorme étincelle jaune et je me rejetai vivement en arrière, me cognant la tête aux montants tubulaires de la cabine. Je recommençai néanmoins l’opération. Le moteur démarra, hoqueta, et la pelleteuse fit un bond spasmodique en avant. Je me trouvai propulsé contre le tableau de bord rudimentaire et le côté gauche de mon visage vint frapper l’un des leviers de direction. J’avais oublié de mettre la fichue transmission au point mort et manqué perdre un œil dans l’affaire. Il me semblait presque entendre Tinker rigoler.

Je remédiai à ça et fis se toucher de nouveau les fils ; le moteur tourna, tourna, hoqueta encore et lâcha une bouffée de fumée noirâtre crasseuse qu’entraîna aussitôt le vent, mais il refusait toujours de partir. J’essayai de me persuader que l’engin était simplement mal entretenu – un conducteur qui part sans mettre les protections contre le sable, après tout, ne doit pas être bien soigneux – mais je me sentais peu à peu gagné par la conviction qu’ils avaient purgé les réservoirs, comme je l’avais redouté.

C’est alors, juste à l’instant où j’étais sur le point d’abandonner et de me mettre à chercher quelque chose pour sonder le réservoir de la pelleteuse (autant se faire confirmer la mauvaise nouvelle, non ?) que le moteur prit vie.

Je lâchai les fils – la partie dénudée du bleu fumait – et augmentai les gaz. Lorsque le moteur ronronna régulièrement, je passai la première, fis demi-tour et retournai jusqu’au rectangle brun, sur la voie de droite de la route dont j’avais dégagé la couche d’asphalte.

 

 

Le reste de la journée se résuma à un long enfer de grondements de moteur dans une fournaise solaire. Le conducteur habituel du Case-Jordan avait oublié de mettre les protections contre le sable, mais pas le parasol au-dessus de la cabine. Les anciens dieux s’amusent quelquefois, sans doute. Pourquoi pas ? Eux aussi aiment bien rigoler. Et quelque chose me dit que ces anciens dieux ont un sens de l’humour plutôt biscornu.

Il était presque deux heures de l’après-midi lorsque j’eus terminé de transporter tous les morceaux d’asphalte dans le fossé, n’ayant jamais été d’une grande habileté avec la griffe. Finalement, avec l’accessoire en forme de pelle, je dus les couper en deux et transporter les morceaux restants un à un dans le fossé. Je craignais, en me servant de la griffe, de les casser davantage et d’en mettre partout.

Lorsque tout le macadam découpé fut dans le fossé, je ramenai la pelleteuse près du matériel de chantier ; je commençais à être à court de carburant, et il était temps de siphonner. Je m’arrêtai à côté du van, pris le tuyau… et me retrouvai immobile, hypnotisé par la vue du jerricane d’eau. Je lâchai le tuyau et me glissai en rampant à l’arrière de la fourgonnette, où je me versai de l’eau sur la tête, le cou et la poitrine, criant de plaisir. Je savais que si j’en buvais, j’allais vomir, mais il fallait que je boive. Je bus donc et je vomis, sans même me lever pour ça, me contentant de tourner la tête de côté puis de m’éloigner de l’endroit, autant que possible, par un simple mouvement de reptation.

Je m’endormis de nouveau. À mon réveil, le crépuscule n’était pas loin et un chacal, quelque part, hurlait à la nouvelle lune qui se levait dans le ciel violet.

 

 

Dans la lumière mourante, la tranchée que j’avais ouverte ressemblait vraiment à une tombe – celle d’un ogre de légende, ou de Goliath, peut-être.

Jamais, dis-je en m’adressant à la longue faille dans l’asphalte.

Je t’en prie, me répondit la voix d’Elizabeth dans un murmure. Pour moi… je t’en prie.

Je pris quatre autres cachets d’aspirine dans la boîte à gants et les avalai.

« D’accord, pour toi. »

Je rangeai le Case-Jordan le long d’un bulldozer, les réservoirs le plus près possible, et fis sauter les bouchons à l’aide d’une barre à mine. Le conducteur d’engins d’une équipe des Ponts et Chaussées pouvait bien partir sans mettre les protections contre le sable, mais sans verrouiller les réservoirs ? Jamais, en cette époque où le gazole coûtait plus d’un dollar le gallon.

Pendant que le carburant coulait du bulldozer à la pelleteuse, je patientai en essayant de ne pas penser, suivant des yeux la lune qui s’élevait de plus en plus dans le ciel. Au bout d’un moment, je revins jusqu’au site et commençai à creuser.

Il était moins pénible de manier une pelleteuse au clair de lune qu’un marteau-piqueur sous un soleil torride, mais le travail n’avançait que lentement, car je tenais absolument à ce que le fond de mon excavation eût exactement la bonne pente ; si bien que je devais consulter souvent mon niveau de charpentier, autrement dit m’arrêter, descendre de la pelleteuse, mesurer, remonter sur l’engin. D’ordinaire, il n’y a là rien de difficile, mais à minuit mon corps était devenu raide, et le moindre mouvement se traduisait par des élancements douloureux dans mes os et mes muscles.

 

 

Le pire était le dos, et j’en vins à me dire que je lui en avais fait peut-être subir plus qu’il n’en pouvait supporter.

De toute façon, c’était une question qu’il fallait remettre à plus tard.

S’il avait fallu creuser un trou de près de deux mètres de profondeur sur un mètre cinquante de large et quinze mètres de long, la tâche aurait réellement été impossible, évidemment, pelleteuse ou pas. Autant essayer de faire tomber le Taj Mahal sur ce type, de l’envoyer dans l’espace ou de tirer tout autre plan sur la comète. Un tel volume représente quelque chose comme quarante mètres cubes de terre.

« Il faut que tu conçoives une forme en entonnoir qui aspirera tes méchants extraterrestres, m’avait dit mon ami mathématicien. En prévoyant un plan incliné qui devra calquer de près l’arc de descente. »

Il avait rempli encore une feuille de papier millimétré.

« Cela signifie que tes rebelles intergalactiques n’auront besoin de déplacer que la moitié de la terre de ce qui était initialement prévu. Dans ce cas… (il avait griffonné quelque chose sur du papier brouillon, et son visage s’était éclairé)… ça nous fait environ vingt et un mètres cubes. De la gnognote. Un homme pourrait y arriver tout seul. »

C’était ce que j’avais cru, moi aussi, naguère, mais je n’avais pris en compte ni la chaleur, ni les ampoules aux mains, ni l’épuisement, ni les élancements qui me cisaillaient le dos.

Une minute d’arrêt, pas davantage, pour aller mesurer l’angle de la tranchée.

Ça n’est pas aussi dur que tu l’avais cru, n’est-ce pas, mon chéri ? Au moins, le substrat de la route n’est-il pas aussi dur que la tatérite du désert…

 

 

Je me déplaçais plus lentement dans la longueur de la tranchée au fur et à mesure que le trou devenait plus profond. Mes mains saignaient sur les manettes et les leviers. Enfoncer le levier de la pelle jusqu’à ce que celle-ci soit posée sur le sol. Puis tirer dessus tout en poussant celui qui tendait l’armature avec un gémissement hydraulique aigu. Surveiller le métal huilé brillant sortant de son carter orange crasseux, pousser la pelle dans la terre. Une étincelle en jaillissait de temps en temps, quand elle heurtait un morceau de silex. Maintenant, replier la pelle, la soulever, forme sombre et oblongue se détachant sur le ciel étoilé (tout en essayant d’oublier les douloureux et réguliers élancements dans le cou, et ceux encore plus pénibles qui me hachaient le dos), faire marche arrière, pivoter, balancer le chargement dans le fossé, et recouvrir les fragments d’asphalte déjà déposés là.

Ça ne fait rien, mon chéri, tu pourras te faire des pansements aux mains quand tout sera fini. Quand lui sera fini.

« Elle était en petits morceaux », dis-je dans un râle, remettant la pelle en place afin de retirer cent kilos de terre de plus de la tombe de Dolan.

Comme le temps passe vite, lorsqu’on s’amuse…

 

Alors que pointaient les premières et incertaines lueurs de l’aurore, à l’est, je descendis une fois de plus vérifier l’inclinaison de la pente à l’aide de mon niveau. En vérité je n’en étais plus très loin, et je commençais à me dire que je pourrais y arriver. Je m’agenouillai mais, pendant que je faisais ce mouvement, je sentis quelque chose qui cédait dans mon dos. Qui cédait même avec un petit craquement.

Je laissai échapper un cri guttural et m’effondrai sur le côté de l’étroite excavation, lèvres retroussées, me tenant les reins à deux mains.

Peu à peu le plus dur passa et je pus me remettre debout.

Bon, très bien, me dis-je. C’est fini, c’est foutu. J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais c’est foutu.

Je t’en prie, mon chéri, murmura une fois de plus Elizabeth à mon oreille ; et alors qu’il y a peu, j’aurais cru la chose impossible, je décelai quelque chose de désagréable dans cette voix si douce, comme si elle trahissait une volonté monstrueusement implacable. Je t’en prie, n’abandonne pas. Je t’en supplie, continue.

Continuer à creuser ? Je ne sais même pas si je peux marcher !

Mais il reste tellement peu à faire ! objecta la voix d’un ton gémissant – ce n’était plus seulement la voix qui s’exprimait au nom d’Elizabeth, mais Elizabeth elle-même qui me parlait, maintenant. Il reste si peu à faire, mon chéri !

Je regardai la fosse dans la lumière de plus en plus vive et acquiesçai lentement. Elle avait raison ; la pelleteuse n’était plus qu’à un mètre cinquante du bout ; deux mètres tout au plus. Mais c’était la partie la plus profonde, autrement dit, celle d’où il y avait le plus de terre à retirer.

Tu peux y arriver, mon chéri, je sais que tu le peux…

Le ton était maintenant à la cajolerie.

Ce ne fut cependant pas sa voix qui me persuada de continuer ; ce qui provoqua le déclic, en fait, fut l’image de Dolan endormi dans son appartement de luxe, alors que j’étais ici, dans ce trou, à côté d’une pelleteuse bruyante et puante, couvert de terre, les mains dans un état indescriptible. Dolan dormant dans un pyjama de soie, et l’une de ses blondes endormie à côté de lui, ne portant que le haut.

 

 

Au sous-sol, dans la partie du garage fermée de vitres réservée au patron, la Cadillac, les bagages déjà chargés, le plein fait, attendait son bon vouloir.

« Très bien », dis-je à voix haute. Je grimpai lentement sur le siège de la pelleteuse et lançai le moteur.

 

Je continuai jusqu’à neuf heures du matin, et j’abandonnai : j’avais d’autres choses à faire, et le temps commençait à me manquer. Mon trou était trop court d’un peu plus d’un mètre. Il allait falloir m’en contenter.

Je ramenai la pelleteuse à son ancienne place ; j’allais en avoir encore besoin, ce qui signifiait qu’il me faudrait encore siphonner de l’essence, mais je n’avais pas le temps, pour le moment. J’aurais bien pris un peu plus d’aspirine ; toutefois, il ne m’en restait pas beaucoup, et j’allais en avoir encore plus besoin dans quelques heures… et demain. Oh, oui, demain lundi 4 juillet, jour de gloire s’il en fut.

Au lieu d’aspirine, je pris un quart d’heure de repos. Le moment était mal choisi, mais je m’y obligeai néanmoins. Je restai allongé sur le dos, à l’arrière du van, sentant mes muscles tressaillir et tressauter, pensant à Dolan.

Il devait ranger quelques derniers objets dans un fourre-tout – des papiers qu’il voulait examiner, une trousse de toilette, peut-être un livre de poche ou un jeu de cartes.

Et s’il prenait l’avion, cette fois ? murmura une voix malicieuse au fond de ma tête. Je ne pus retenir un gémissement. Il ne s’était encore jamais rendu en avion à Los Angeles ; il avait toujours pris la Cadillac. J’avais l’impression qu’il n’aimait pas l’avion. Mais ça lui arrivait cependant de l’emprunter, et il était même allé une fois jusqu’à Londres ; cette crainte s’incrusta dans mon esprit, aussi agaçante et désagréable qu’une plaie qui commence à peler.

 

Il était neuf heures et demie lorsque je sortis le rouleau de toile, la grosse agrafeuse industrielle et les lattes de bois. Le ciel s’était couvert et il faisait un peu moins chaud – Dieu accorde parfois ce genre de petites faveurs. Jusqu’à cet instant, j’avais oublié mon crâne chauve, souffrant par ailleurs le martyre, mais, ayant eu le malheur de l’effleurer du bout des doigts, je retirai ma main avec un sifflement de douleur ; je l’examinai dans le miroir de courtoisie et vis qu’il avait acquis une couleur rouge sanglant, cramoisie, comme certaines prunes.

À Las Vegas, Dolan devait donner quelques derniers coups de téléphone, pendant que son chauffeur amenait la Cadillac devant l’entrée de l’immeuble. Il n’y avait que cent dix kilomètres entre lui et moi, et bientôt la grosse limousine commencerait à réduire cette distance à la vitesse de cent kilomètres à l’heure. Je n’avais vraiment pas le temps de me répandre en gémissements sur mon cuir chevelu brûlé.

J’adore ton coup de soleil sur le crâne, dit Elizabeth à côté de moi.

« Merci, Beth », répondis-je, traînant les premières lattes de bois jusqu’à la fosse.

 

Le travail était facile, comparé au creusement du trou, et les coups de poignard presque insupportables qui me lacéraient le dos se réduisirent à des élancements sourds et réguliers.

 

 

Mais plus tard, hein ? s’éleva de nouveau la voix insinuante. Comment ça sera, plus tard ?

Plus tard on verrait, un point c’est tout. On aurait bien dit que le piège était sur le point d’être prêt, et c’était tout ce qui comptait.

Les tasseaux de bois avaient juste ce qu’il fallait de largeur supplémentaire, par rapport à la fosse, pour que je puisse les caler solidement contre le bord du macadam restant, tout autour ; c’était une tâche qui aurait été plus ardue de nuit, avec l’asphalte durci, mais à cette heure du milieu de la matinée, il était déjà pâteux et j’avais l’impression d’enfoncer un crayon dans du caramel mou.

Une fois les tasseaux en place, la fosse ressemblait à mon dessin original à la craie, la ligne médiane en moins. Je mis en place le lourd rouleau de toile de bâche près de l’extrémité étroite et défis le cordage qui le retenait serré.

Et je déroulai ainsi quinze mètres de Route US 71.

De près, l’illusion n’était pas parfaite – tout comme les accessoires et les trompe-l’œil d’un décor de théâtre vus des deux ou trois premiers rangs. Mais il suffisait de s’éloigner de quatre ou cinq mètres, et la bâche devenait virtuellement indétectable ; elle était d’une nuance gris foncé qui s’accordait presque parfaitement avec le revêtement environnant. Et sur le côté gauche (lorsqu’on était face à l’ouest) courait une ligne jaune brisée.

Je plaçai le haut de la toile sur la structure de bois, la déroulant au fur et à mesure et l’agrafant à chaque tasseau. Mes mains avaient beau refuser d’accomplir ce travail, je m’arrangeai pour les en convaincre.

Une fois la toile en place, je retournai au van, me glissai derrière le volant (m’asseoir me valut un spasme douloureux, violent mais bref), et revins au sommet de l’élévation. Je restai assis là une bonne minute, à contempler mes mains déformées et blessées posées sur mes cuisses. Puis je sortis du véhicule et regardai en direction de la Route 71, l’air presque indifférent. Je ne cherchais pas à fixer mon attention sur un point précis, au contraire ; c’était l’ensemble que je voulais saisir, une sorte de gestalt, si vous préférez. Essayer, autant que possible, de voir la scène comme Dolan et ses hommes la verraient lorsqu’ils arriveraient à cet endroit. Tenter de me représenter si les choses leur paraîtraient normales ou bizarres.

Ce que je vis était encore mieux que ce que j’avais espéré.

Les engins de chantier, au bout de la ligne droite, justifiaient les tas de terre que j’avais retirés de mon excavation. Les morceaux d’asphalte, dans le fossé, étaient presque tous enterrés. Certains dépassaient encore – le vent, qui avait forci, dégageait la terre meuble qui les entourait –, mais tout cela donnait simplement l’impression d’un vieux revêtement mis de côté. Le compresseur que j’avais amené pouvait sans peine passer pour du matériel appartenant au service des Ponts et Chaussées.

Et d’ici, l’illusion créée par la toile de bâche était parfaite. La Route 71 paraissait tout à fait intacte.

La circulation avait été très importante le vendredi, et encore dense le samedi ; le ronflement des moteurs s’engageant dans la déviation avait été presque constant. Depuis ce matin, en revanche, c’est à peine si j’avais entendu quelques rares véhicules : la plupart des gens se trouvaient là où ils avaient l’intention de passer leur jour de congé, ou bien empruntaient la nationale, soixante kilomètres plus au sud. Voilà qui me convenait parfaitement.

Je garai la fourgonnette hors de vue, avant le sommet de la hauteur, et j’attendis là, allongé sur le ventre, jusqu’à dix heures quarante-cinq. Puis, après avoir observé un gros camion de ramassage de lait s’engager pesamment dans la déviation, je descendis la petite côte en marche arrière, ouvris les doubles portes du véhicule et jetai dedans tous les cônes de signalisation.

Le problème de la flèche était moins simple ; tout d’abord, je ne compris pas comment j’allais pouvoir la débrancher de la batterie, rangée sous clé, sans m’électrocuter. Puis je vis la prise. Elle était protégée par un cache en bakélite sur le côté de la boîte… sans doute une petite police d’assurance contre les vandales et les plaisantins qui auraient pu trouver amusant de débrancher le système, histoire de rire un peu.

Je pris un marteau et un ciseau à froid dans ma boîte à outils, et il me suffit de quatre bons coups pour faire sauter le cache. J’arrachai ce qui restait avec des pinces et dégageai le câble. La flèche lumineuse arrêta de lancer ses éclairs. J’allai enterrer la boîte contenant la batterie dans le fossé ; j’éprouvais une impression bizarre à l’entendre qui ronronnait encore sous le sable. Mais cela me fit penser à Dolan et j’éclatai de rire.

M’étonnerait que Dolan ronronnât.

Il allait plutôt hurler ; mais ronronner, sûrement pas.

Quatre boulons maintenaient la flèche sur un support bas en acier. Je les défis aussi rapidement que possible, l’oreille tendue à tout bruit de moteur. Il pouvait encore arriver une voiture, mais l’heure de Dolan n’était pas encore venue.

Ces réflexions réveillèrent le pessimiste qui somnolait en moi.

Et s’il prend l’avion ?

Il n’aime pas ça.

 

 

Et s’il prend un autre itinéraire ? S’il emprunte la nationale, par exemple ? Aujourd’hui, tout le monde a l’air de…

Il prend toujours la US 71.

Oui, mais si…

« La ferme ! sifflai-je. La ferme, bonté divine, une bonne fois pour toutes, ta gueule ! »

Du calme, mon chéri, du calme ! Tout va très bien se passer.

Je jetai la flèche à l’arrière du van. Elle heurta la paroi et quelques ampoules éclatèrent. D’autres en firent autant lorsque je lançai son pied à la suite.

Cela fait, je remontai au sommet de l’éminence et me retournai pour voir comment les choses se présentaient ; il ne restait plus que le grand panneau orange ROUTE FERMÉE – UTILISER LA DÉVIATION.

Un véhicule arrivait. Je me rendis soudain compte que si jamais Dolan était en avance, tout ce que j’avais fait jusqu’ici l’aurait été pour rien. L’abruti qui lui servait de chauffeur emprunterait tout simplement la déviation, me laissant sombrer dans la folie au milieu du désert.

C’était une Chevrolet.

Mon cœur ralentit, et je laissai échapper un long soupir chevrotant. Mais je n’avais pas le loisir d’attendre que mes nerfs se calment.

J’allai de nouveau me garer près de la fosse camouflée. Fouillant dans le bazar qui régnait à l’arrière, j’en sortis le cric et, sans tenir compte des douloureuses protestations de mon dos, je soulevai l’arrière du véhicule, démontai la roue gauche afin qu’ils comprennent la panne quand ils arriveraient (s’ils arrivaient jamais) et la jetai à l’arrière du van. Il y eut de nouveau un bruit d’ampoules qui éclataient. J’espérais seulement ne pas avoir endommagé le pneu : je n’avais pas de roue de secours.

J’allai prendre les jumelles dans la cabine et revins à pied jusqu’à la déviation, que je dépassai pour gagner la hauteur suivante de la série d’ondulations de terrain, d’un pas aussi vif que possible – un trottinement poussif, rien de plus.

Une fois au sommet, j’explorai la direction de l’est avec les jumelles.

De là, je disposais d’un champ de vision de cinq kilomètres et apercevais des fragments de la route sur encore environ trois autres. Six véhicules, séparés par de grands intervalles, s’y déplaçaient en ce moment. Le premier était une voiture étrangère, une Datsun ou une Subaru, à environ un kilomètre. Au-delà, suivait une camionnette pick-up, et encore derrière un coupé qui ressemblait bien à une Ford Mustang. Les autres se réduisaient à des éclairs de chrome et de verre dans le désert.

Lorsque la première voiture approcha – c’était bien une Subaru –, je me levai et tendis le pouce. Je ne m’attendais pas à être pris, vu l’aspect que je devais avoir, et ne fus pas déçu. La femme à la permanente digne d’une pub de coiffeur qui se trouvait au volant me jeta un regard horrifié et son visage se referma comme un poing. Puis elle disparut, empruntant la déviation au bas de la pente.

« Va prendre un bain, mon pote ! » me cria le chauffeur du pick-up, une demi-minute plus tard.

La Mustang, en réalité, n’était qu’une Escort ; elle fut suivie d’une Plymouth, et la Plymouth d’un camping-car Winnebago dans lequel on aurait dit qu’une colonie de vacances avait organisé une bataille de polo-chons.

Aucun signe de Dolan.

 

Je regardai ma montre. Onze heures vingt-cinq. S’il devait arriver, ça ne pouvait être que d’une minute à l’autre. On en était au lever de rideau.

La grande aiguille rampa lentement jusqu’à onze heures quarante mais je ne voyais toujours aucun signe de la Cadillac. Je n’eus droit qu’à une Ford d’un modèle récent et à une voiture des pompes funèbres, aussi sinistre qu’un nuage de gros orage.

Il ne va pas venir. Il aura emprunté la nationale. Ou bien il a pris l’avion.

Mais si, il va arriver.

Mais non tu craignais qu’il ne t’ait flairé. C’est ce qu’il a fait. C’est pourquoi il a changé de route.

J’aperçus alors, au loin, un éclair de chrome. La voiture qui approchait était grosse ; assez grosse pour être une Cadillac.

Allongé sur le ventre, les coudes calés dans le sable de l’accotement, je gardai les yeux vissés aux jumelles. Le véhicule disparut derrière une ondulation de terrain... en émergea… s’engagea dans une courbe qui me le cacha un instant, et réapparut.

C’était bien une Cadillac, mais de couleur vert menthe et non pas gris métallisé.

Les trente secondes qui suivirent furent peut-être les plus angoissantes de ma vie ; trente secondes qui me parurent durer trente ans. Une partie de moi-même arriva sur-le-champ à la conclusion, irrévocable, indiscutable, que Dolan avait changé de Cadillac. C’était déjà arrivé, et s’il n’en avait jamais eu une de cette couleur-là, rien ne le lui interdisait.

L’autre partie de moi-même considérait, de manière tout aussi irrévocable et indiscutable, que l’on voit des dizaines et des dizaines de Cadillac sur les routes entre Los Angeles et Las Vegas, et qu’il n’y avait pas une chance sur cent pour que cette DeVille verte fût celle de Dolan.

La transpiration se mit à me couler dans les yeux me brouillant la vue, et je dus reposer les jumelles. De toute façon, elles ne pouvaient m’aider à résoudre ce dilemme : lorsque je serais en mesure de distinguer les passagers, il serait trop tard.

C’est déjà presque trop tard ! Fonce en bas et balance le panneau de déviation ! Tu vas le rater !

Laisse-moi un peu t’expliquer qui tu vas prendre dans ton piège si tu planques le panneau maintenant : deux vieux pleins aux as qui vont voir leurs enfants à Los Angeles et amener leurs petits-enfants à Disneyland.

Fonce, je te dis ! C’est lui ! C’est ta seule et unique chance de l’avoir !

Exact, c’est la seule. Alors ne la fous pas en l’air en te trompant de client.

C’est Dolan !

Non !

« Arrête ça ! dis-je à voix haute, dans un gémissement, mais arrête ça ! »

J’entendais maintenant le bruit du moteur.

Dolan.

Des vieux.

 

Dolan !

Des vieux !

« Elizabeth, à l’aide ! »

Cet homme ne s’est jamais offert une Cadillac verte de toute sa vie, mon chéri, et il ne le fera jamais. Ça ne peut pas être lui.

La tempête se calma sous mon crâne ; je réussis à me mettre debout et à tendre le pouce.

Ce n’était pas un couple de vieux. Et ce n’était pas non plus Dolan. On aurait plutôt dit deux poupées de Las Vegas, serrées à l’avant à côté d’un vieux dragueur arborant le plus gros chapeau de cow-boy et les favoris les plus noirs que j’aie jamais vus. L’une des filles me fit un geste obscène en passant, puis la Cadillac fit une queue de poisson pour s’engager dans la déviation.

Lentement, me sentant complètement vidé, je soulevai de nouveau les jumelles.

Et je le vis arriver.

Impossible de faire erreur sur cette Cadillac-là lorsqu’elle sortit de la courbe par laquelle commençait, pour moi, la partie entièrement visible de la route ; elle était aussi grise que le ciel au-dessus de ma tête, mais se détachait avec une étonnante limpidité sur le fond d’un brun atténué du reste du paysage.

C’était lui. Dolan. Mes longs moments de doute et d’indécision me parurent immédiatement lointains et ridicules. C’était Dolan, et je n’avais même pas besoin de voir la Cadillac grise pour en être sûr.

J’ignorais si lui pouvait me sentir, mais moi, oui.

 

Le savoir en route pour son destin me facilita l’effort de me relever et de courir.

Je renversai le panneau à l’envers dans le fossé et le recouvris du morceau de toile couleur sable ; puis j’empilai du sable par-dessus les pieds qui l’avaient soutenu. Le camouflage n’était pas aussi réussi que celui de la fosse, mais j’estimai qu’il suffirait.

Je courus ensuite jusqu’à la deuxième hauteur, derrière laquelle j’avais laissé le van, devenu maintenant un élément du tableau : un véhicule temporairement abandonné par son propriétaire, parti chercher un pneu de rechange ou faire réparer celui qui avait crevé.

Je montai dans la cabine et me laissai tomber sur le siège, le cœur battant.

Le temps se mit de nouveau à s’écouler avec une lenteur désespérante. Je restai allongé, tendant l’oreille au bruit de moteur qui ne me parvenait toujours pas, toujours pas, toujours pas.

Ils ont tourné. Il t’a finalement flairé, au dernier moment… quelque chose a dû paraître louche, à lui ou à l’un de ses hommes… et ils ont tourné.

Je gardai ma position allongée, le dos parcouru de longs élancements douloureux, les yeux fermés avec force, comme si cela pouvait m’aider à mieux entendre.

N’était-ce pas un moteur ?

Non, seulement le vent, soufflant maintenant avec assez de force pour soulever des voiles de sable qui venaient crépiter contre les flancs de la fourgonnette.

Il ne va pas venir. Il a pris la déviation ou fait demi-tour.

Rien que le vent.

… la déviation ou fait demi-tour…

Non, cette fois ce n’était pas le vent, mais un moteur ; le bruit devenait plus fort à chaque instant et, quelques secondes plus tard, un véhicule – un seul véhicule – passa rapidement près de moi.

Je me redressai, saisis le volant – il fallait que je m’accroche à quelque chose – et écarquillai les yeux, la langue serrée entre les dents.

La Cadillac grise descendait la colline, paraissant flotter sur l’asphalte, en direction de la ligne droite, roulant à peu près à quatre-vingts à l’heure, peut-être davantage. Pas un instant je ne vis les témoins des freins s’allumer. Pas même à la fin. Ils ne virent strictement rien, ne se doutèrent de strictement rien.

La scène se déroula ainsi : d’un seul coup, la Cadillac donna l’impression de plonger dans la route au lieu de continuer à rouler dessus. L’illusion fut tellement convaincante que j’éprouvai un moment de confusion et de vertige alors que j’étais pourtant l’auteur de cette illusion. La DeVille s’enfonça jusqu’aux enjoliveurs dans la Route 71 ; puis jusqu’à la hauteur des portières. Une idée bizarre me traversa l’esprit : si la General Motors avait fabriqué des sous-marins de luxe, c’est l’effet qu’ils auraient produit en début de plongée.

J’entendis les craquements des tasseaux qui se rompaient sous le poids de la Cadillac et le froissement de la toile qui ondulait et se déchirait.

Tout se passa en seulement trois secondes, mais trois secondes dont je me souviendrais toute ma vie.

J’eus encore l’impression que la Cadillac roulait, immergée presque jusqu’au toit (je voyais encore quelques centimètres de ses vitres polarisées), puis il y eut un grand bruit sourd accompagné de grincements de métal et de bris de verre. Un gros nuage de poussière s’éleva dans l’air, rapidement dissipé par le vent.

J’aurais aimé aller voir tout de suite sur place, vraiment, mais il fallait tout d’abord rétablir la déviation. Je ne souhaitais pas être dérangé.

Je sortis du van et allai à l’arrière prendre la roue pour la remettre en place. Je vissai les boulons à la main, aussi vite que je pus, calculant que j’aurais tout le temps, ensuite, de les serrer à fond ; je n’avais pour le moment besoin que de retourner à l’intersection où commençait la déviation.

Je fis sauter le cric, courus en boitillant jusqu’à la cabine et m’arrêtai un instant, l’oreille tendue.

Je n’entendais que le vent.

– Et, montant du grand trou rectangulaire dans la chaussée, quelque chose comme des cris… ou peut-être même des hurlements.

 

Avec le sourire, je grimpai derrière le volant.

Je fonçai en marche arrière, faisant faire des zigzags d’ivrogne à la fourgonnette. J’en descendis une fois de plus, ouvris une fois de plus les portes arrière à double battant, et remis les cônes de circulation en place, tendant l’oreille à tout bruit de moteur qui se rapproche-rait ; mais le vent avait encore forci et rendait cet effort inutile : si jamais un véhicule se présentait, je ne le saurais qu’au dernier moment.

Je sautai maladroitement dans le fossé, tombai sur le postérieur et glissai jusqu’au fond. Je repoussai la bâche couleur sable et traînai le grand panneau de déviation jusqu’en haut, où je le remis en place sur son pied. Puis j’allai claquer les portières du van : je n’avais aucune intention de remettre la flèche lumineuse en place.

Je roulai jusqu’à la crête suivante, m’arrêtai là, hors de vue de l’endroit où commençait la déviation, descendis et serrai les boulons de la roue à l’aide de l’outil. Les cris s’étaient arrêtés, mais pour les hurlements, pas de doute : ils étaient plus forts que jamais.

Je pris mon temps pour serrer les boulons. Je ne redoutais pas de les voir sortir et me tomber dessus ou s’égailler dans le désert, pour la bonne raison qu’ils ne pouvaient pas sortir. Le piège avait marché à la perfection. La Cadillac se trouvait maintenant posée sur ses quatre roues à l’extrémité de l’excavation, avec moins de quinze centimètres de dégagement de chaque côté. Il leur était impossible d’ouvrir les portières plus que de quelques centimètres ; à peine seraient-ils arrivés à passer un pied. Ils ne pouvaient ouvrir les vitres à commande électrique, la batterie devant être une bouillie de plastique, de métal et d’acide, quelque part dans ce qui restait du moteur.

Le conducteur et l’homme assis à la place du mort devaient aussi avoir passablement souffert de l’accident, mais cela ne me concernait pas ; je savais qu’il y avait encore quelqu’un de vivant là-dedans, tout comme je savais que Dolan s’installait toujours à l’arrière et attachait sa ceinture, comme tout bon citoyen respectueux des lois.

Les boulons convenablement serrés, je fis rouler le van jusqu’à la hauteur du début de l’entonnoir formé par la fosse.

La plupart des tasseaux avaient disparu, mais on voyait encore les extrémités déchiquetées de quelques-uns, dépassant du goudron. La « route « de toile gisait au fond, froissée et tordue, évoquant une vieille peau de serpent.

Boitillant toujours, j’allai jusqu’à l’autre bout du trou examiner la Cadillac de Dolan.

L’avant était complètement démoli. Le capot s’était replié en accordéon et déployé vers le haut, comme un éventail déchiqueté. L’emplacement du moteur se réduisait à un fouillis de morceaux de métal, de tuyaux et de fils, en partie recouverts du sable et de la terre tombés en avalanche sous l’impact. Il en montait un sifflement et j’entendais du liquide s’écouler quelque part. L’arôme glacé de l’alcool de l’antigel était pénétrant, dans l’air sans odeur du désert.

C’était le pare-brise qui m’avait donné le plus de souci. Il y avait toujours la possibilité qu’il ait explosé, permettant à Dolan de sortir par là en rampant. Néanmoins, je n’y avais pas tellement cru ; j’ai déjà expliqué comment les véhicules du truand étaient construits aux normes des dictateurs de pacotille et des chefs de régimes militaires despotiques. Le pare-brise n’était pas supposé se rompre, et celui-ci ne l’avait pas fait.

La vitre arrière de la DeVille était encore plus solide, sa surface étant inférieure. Dolan ne pourrait pas la briser – pas avec le temps que j’allais lui laisser, en tout cas – et il n’oserait pas tirer dedans. Tirer sur un vitrage pare-balles à bout portant est une variante intéressante de la roulette russe ; la balle y laisserait une petite marque et ricocherait au hasard dans l’habitacle.

Je suis sûr qu’il aurait pu finir par trouver un moyen de sortir, s’il avait eu suffisamment de temps, mais il ne pouvait pas compter sur moi pour en avoir.

D’un coup de pied j’envoyai de la terre rouler sur le toit de la Cadillac.

La réaction fut immédiate.

« Je vous en prie, aidez-nous ! Nous sommes coincés là-dedans ! »

La voix de Dolan. Il ne donnait pas l’impression d’être blessé et paraissait d’un calme surnaturel. Mais je sentais néanmoins sa peur, en dessous, une peur rigoureusement contrôlée, et j’aurais presque pu me sentir désolé un instant pour lui ; je l’imaginais assis à l’arrière de sa Cadillac emboutie, l’un de ses hommes blessé et gémissant, probablement cloué à son siège par un élément du moteur, l’autre mort ou inconscient.

Je l’imaginais et ressentis, une brève et désarmante seconde, quelque chose que je ne saurais appeler autrement que de la claustrophobie par sympathie. On appuie sur le bouton qui commande la vitre : rien. On essaie d’ouvrir la portière, même si l’on voit qu’elle va être bloquée bien avant qu’il soit possible de se glisser par l’ouverture.

Puis j’arrêtai d’imaginer, car c’était lui qui s’était mis dans cette situation, non ? Oui. Il avait acheté son billet pour ce voyage, et payé plein tarif.

« Qui est là ?

– Moi, répondis-je, mais je ne suis pas exactement les secours que tu attends, Dolan. »

 

D’un coup de pied j’expédiai une nouvelle cascade de sable et de gravier sur le toit de la Cadillac. Le hurleur se remit à s’égosiller lorsque le deuxième paquet de cailloux roula sur la tôle blindée.

« Mes jambes, Jim, mes jambes !

La voix de Dolan, elle, devint brusquement inquiète. L’homme qui se tenait à l’extérieur, l’homme au bord du trou connaissait son nom. Ce qui signifiait qu’il se trouvait dans une situation extrêmement dangereuse.

« Jimmy, je vois les os de mes jambes !

– La ferme », répondit froidement Dolan. Cela faisait un effet très bizarre d’entendre leurs voix me parvenir de cette façon. J’aurais sans doute pu monter sur le toit de la Cadillac et regarder par la vitre arrière, mais je n’aurais pas vu grand-chose, même en me mettant tout contre ; toutes les vitres de la voiture, comme je l’ai déjà mentionné, étaient polarisées.

 

D’ailleurs je n’avais aucune envie de le voir ; je savais quelle tête il avait. À quoi bon le regarder encore une fois ? Pour découvrir qu’il avait toujours sa Rolex et son jean haute couture ?

« Qui êtes-vous, mon vieux ? demanda-t-il.

– Moi ? Personne. Rien qu’un type qui a une excellente raison de t’avoir collé là où tu es maintenant. »

 

Dolan réagit à une vitesse stupéfiante, effrayante, même. « Vous ne vous appelez pas Robinson, par hasard ? »

J’eus l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans l’estomac. Il avait établi le rapport presque instantanément, zigzaguant au milieu de tout un annuaire de noms à demi oubliés et tombant juste sur le bon. Avais-je parlé de lui comme d’un animal, avec les instincts d’un animal ? J’avais été loin du compte, et c’était tout aussi bien, sinon je n’aurais jamais eu l’estomac d’entreprendre ce que j’avais fait.

« Mon nom est sans importance, répondis-je. Mais tu as compris ce qui est arrivé, maintenant, n’est-ce pas ? »

Le hurleur reprit sa sérénade, avec des gargouillis et des beuglements aqueux.

« Sors-moi de là, Jimmy ! Sors-moi de là ! Pour l’amour du ciel ! J’ai les jambes cassées !

– La ferme, dit-il, ajoutant aussitôt à mon intention :

Je ne vous entends pas bien, mon vieux, à la manière dont il crie. »

Je me mis à quatre pattes et commençai à lui répondre, lorsque me vint soudain à l’esprit l’image du loup habillé des vêtements de la grand-mère et disant au Petit Chaperon rouge : Approche-toi plus près, que je t’entende mieux, mon enfant… Je reculai, et juste à temps. Quatre détonations retentirent. Elles étaient bruyantes, là où je me trouvais ; elles avaient dû être assourdissantes dans la voiture. Quatre trous noirs comme des pupilles s’ouvrirent dans le toit de la Cadillac, et je sentis quelque chose fendre l’air à quelques centimètres de mon front.

« Est-ce que j’t’ai eu, branleur ? demanda Dolan.

– Mais non. »

 

Le hurleur était devenu le chialeur. Il était à l’avant. Je vis ses mains, pâles comme celles d’un noyé, venir frapper faiblement contre le pare-brise, ainsi que le corps affaissé du chauffeur, à côté de lui. Il fallait que Jimmy le sorte de là à tout prix, il saignait, il avait très mal, horriblement mal, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter, au nom de Dieu de bon Dieu de Dieu il était désolé et se repentait de tous ses péchés, sincèrement désolé, mais c’était plus qu’il ne…

Il y eut deux autres violentes détonations. L’homme assis à l’avant s’arrêta de gémir, ses mains retombèrent du pare-brise.

« Bon, dit Dolan d’un ton presque parfaitement calme et réfléchi. Il ne souffre plus et on peut se parler tranquillement, tous les deux. »

Je ne répondis pas. Je me sentis soudain pris d’une sensation d’étourdissement, d’une impression d’irréalité. Ce type venait de tuer un homme, à l’instant. Il l’avait assassiné. Le sentiment de l’avoir sous-estimé, en dépit de toutes mes précautions, et d’avoir de la chance d’être encore en vie s’empara de nouveau de moi.

« Je voudrais vous faire une proposition », reprit Dolan.

Je continuai de garder le silence…

« Mon ami ? »

… et persistai.

« Hé ! Vous, là ! (avec un infime tremblement dans la voix), si vous êtes encore là, répondez-moi ! Ça ne peut pas faire de mal.

– Je suis bien là, dis-je. J’étais juste en train de me dire que vous veniez de faire feu par six fois. Je me disais aussi que vous alliez peut-être envisager de garder une balle pour vous, dans pas longtemps. Mais il y en a peut-être huit dans le chargeur, ou bien vous avez peut-être des chargeurs de rechange. »

 

Ce fut à son tour de garder le silence, mais il ne tint pas longtemps.

« Qu’est-ce que vous mijotez ?

– À mon avis, vous avez déjà deviné. Je viens de passer les dernières trente-six heures à creuser la tombe la plus longue du monde, et maintenant je vais vous enterrer dans votre saloperie de Cadillac. »

 

Il maîtrisait encore sa peur lorsqu’il me répondit ; mais moi, je voulais l’entendre craquer.

« Vous ne voulez pas commencer par écouter ma proposition ?

– D’accord, je vais l’écouter. Mais il faut tout d’abord que j’aille chercher quelque chose. »

 

J’allai prendre une pelle à l’arrière du van.

 

À mon retour, je l’entendais qui appelait : « Robin-son ? Robinson ? Robinson ? » comme quelqu’un qui n’entend pas son correspondant au téléphone.

« Je suis là. Parlez, j’écoute. Et quand vous aurez terminé, je vous ferai une contre-proposition. »

Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’un ton plus joyeux. Si je parlais contre-proposition, c’est que j’envisageais un accord. Et si nous parlions d’un accord, il était en bonne voie pour sortir de là.

« Je vous offre un million de dollars si vous me laissez sortir d’ici. D’autre part, et c’est tout aussi important… »

Je balançai une pelletée de terre pleine de gravier sur le coffre de la Cadillac. Les cailloux rebondirent bruyamment sur la vitre arrière, et du sable glissa dans la rainure du capot.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ? s’exclama-t-il d’un ton alarmé.

– L’oisiveté est mère de tous les vices ; j’ai pensé que je pouvais m’occuper les mains tout en vous écoutant. »

 

Je soulevai une nouvelle pelletée de terre et l’expédiai.

Dolan se mit à parler plus vite, une note d’urgence dans la voix, maintenant.

« Un million de dollars et ma garantie personnelle que personne ne touchera à un cheveu de votre tête…

ni moi, ni mes hommes, ni personne d’autre. »

Mes mains ne me faisaient plus mal. C’était stupéfiant. Je maniai l’outil avec régularité et, en cinq minutes à peine, le coffre arrière de la Cadillac s’enfonçait presque complètement dans la terre. Reboucher ce trou, même à la main, était incontestablement plus facile que le dégager.

Je pris un moment de repos, appuyé sur le manche de la pelle.

« Continuez donc à parler.

– Écoutez… c’est complètement idiot, reprit-il (je relevai quelques beaux zestes de panique dans sa voix). C’est… trop bête.

– Je ne vous le fais pas dire. »

 

Sur quoi, je me remis à pelleter la terre.

 

Il tint plus longtemps que je ne l’aurais cru possible, de la part de n’importe qui. Il parlait, parlait, raisonnant, me cajolant, mais devenait cependant de plus en plus incohérent au fur et à mesure que le sable et les cailloux montaient le long de la vitre arrière ; il se répétait, faisait machine arrière, et commença même à bégayer. À un moment donné, il ouvrit sa portière autant qu’il put, heurtant la paroi de l’excavation. Je vis une main couverte de poils noirs et drus avec un gros rubis au majeur. J’envoyai rapidement quatre pelletées de terre dans l’ouverture. Il hurla des imprécations et referma violemment la portière.

Il craqua peu de temps après. Je crois que c’est finalement le bruit de la terre sur la voiture qui eut raison de lui ; oui, ça ne peut être que cela. Le vacarme devait être infernal à l’intérieur de la limousine, tandis que les cailloux roulaient sur le toit et dégringolaient le long du pare-brise. Il dut sans doute prendre enfin conscience qu’il se trouvait dans un cercueil capitonné de cuir et doté d’un huit-cylindres à injection. De quoi faire une entrée remarquée en enfer.

« Fais-moi sortir de là ! hurla-t-il. Je t’en prie ! C’est insupportable ! Fais-moi sortir !

– Alors, on est prêt pour cette contre-proposition ?

– Oui ! Oui ! Bordel, oui ! Oui !

– Eh bien, hurle. C’est ça, ma contre-proposition.

C’est ce qui me ferait plaisir. Hurle pour moi. Si tu hurles assez fort, je te laisserai sortir. »

Il poussa un hurlement perçant.

« Ah, c’était pas mal, dis-je, tout à fait sincère. Mais encore bien loin de ce que je souhaite. »

Je me remis au travail, envoyant pelletée après pelletée du mélange de terre, de sable et de cailloux sur le toit de la Cadillac. Les mottes dégringolaient en se désintégrant sur le pare-brise et venaient remplir les trous des essuie-glaces.

Il cria de nouveau, encore plus fort, et je me demandai s’il était possible de hurler assez fort et assez longtemps pour se rompre le larynx.

« Pas mal du tout ! » commentai-je, redoublant d’efforts. En dépit des élancements qui me sciaient le dos, je souriais. « Tu vas peut-être y arriver, Dolan, tu vas peut-être y arriver. »

« Cinq millions. « Ce furent les dernières paroles cohérentes qu’il prononça.

« Non, je ne crois pas », répondis-je, appuyé sur ma pelle. D’un revers de main – une main couverte de terre –, j’essuyai la sueur qui coulait sur mon front. Le toit de la voiture était maintenant presque entièrement recouvert. On aurait dit la forme étoilée d’une explosion, ou bien qu’une énorme main brune se refermait sur la Cadillac. « Mais si tu es capable de faire sortir de ta bouche un son aussi puissant, disons, que celui que font huit bâtons de dynamite reliés au démarreur d’une Chevrolet 1968, alors je te ferai sortir, tu peux y compter. »

Il hurla donc, et je balançai de la terre sur la Cadillac ; pendant quelque temps ses rugissements furent effectivement très puissants, mais à mon avis ne dépassèrent jamais le bruit qu’auraient pu produire deux bâtons de dynamite reliés à un démarreur de Chevrolet 1968. Trois, tout au plus. Et le temps que disparaisse le métal brillant du toit et que je m’appuie de nouveau sur la pelle pour me reposer, contemplant la bosse terreuse au fond du trou, il n’émettait rien de plus que des grognements rauques et entrecoupés de halètements.

Je regardai ma montre. Un peu plus d’une heure de l’après-midi. Mes mains s’étaient remises à saigner, et le manche de la pelle était gluant. Une poignée de sable vint me picoter le visage, et j’eus un mouvement de recul. Le vent du désert produisait maintenant un son aigu et particulièrement déplaisant – une sorte de long gémissement régulier qui semblait ne jamais devoir s’interrompre. La voix d’un fantôme stupide.

Je me penchai sur la fosse. « Dolan ? »

Pas de réponse.

« Allez, hurle, Dolan ! »

La réaction se fit encore attendre un peu, puis il y eut une série d’aboiements rauques.

Très satisfaisants !

 

Je retournai au van et parcourus les deux kilomètres qui me séparaient du site du chantier. En chemin, je réglai la radio sur la station WKRX, la seule que l’appareil du Ford semblait capable de capter. Barry Manilow m’expliqua qu’il écrivait des chansons que l’on chantait dans le monde entier, affirmation que j’accueillis avec un certain scepticisme, puis arriva le bulletin météo. On prévoyait des vents violents ; on avait affiché des mises en garde pour les conducteurs sur toutes les routes principales entre Las Vegas et la Californie. Ces vents, rappela le présentateur, engendraient en général des problèmes de visibilité, soulevant des voiles de sable qui cachaient tout, mais ce qui était le plus à redouter restait l’effet de « cisaillement » : je compris sans peine de quoi il voulait parler, car je sentais déjà les bourrasques chahuter la fourgonnette.

Mon Case-Jordan était toujours à la même place – je me le représentais déjà comme s’il m’appartenait. Je grimpai dans la cabine en fredonnant la musique de Barry Manilow, et mis de nouveau en contact les fils jaune et bleu. La pelleteuse démarra au quart de tour ; cette fois, je n’avais pas oublié de la mettre au point mort. Pas mal, Visage pâle, avais-je l’impression d’entendre Tinker me dire. Ça commence à rentrer.

Ouais, ça rentrait ; j’apprenais tous les jours.

J’attendis une minute, regardant les tourbillons de sable s’élever et retomber dans le désert, écoutant ronronner gravement le moteur de la pelleteuse ; je me demandais ce que Dolan pouvait bien faire. C’était maintenant, pour lui, le moment ou jamais de tenter sa chance. D’essayer de casser la vitre arrière, ou de passer en rampant à l’avant et de tâcher de faire exploser le pare-brise. Il y avait moins d’un mètre de terre sur la première comme sur le second, et c’était encore possible. Tout dépendait de son état mental, et je n’avais aucune idée de son degré de folie actuel ; il ne servait à rien de s’attarder sur la question. D’autres sujets requéraient mon attention.

Je passai une vitesse et retournai à la tranchée aux commandes de la pelleteuse. Une fois sur place, j’allai anxieusement examiner l’endroit, m’attendant presque à découvrir un trou comme une entrée de terrier de lièvre à l’arrière ou à l’avant du monticule sous lequel gisait la Cadillac.

Mes petits travaux de terrassement étaient intacts.

« Dolan ? » lançai-je d’un ton sans aucun doute très joyeux.

Pas de réponse.

« Dolan ! »

Toujours rien.

Il a dû se tuer, me dis-je, pris d’une bouffée aigre de déception. Ce salaud s’est tué ou est mort de peur.

« Dolan ? »

Un éclat de rire monta du monticule ; un rire sans contrainte, irrépressible, tout à fait authentique. Je sentis la chair de poule me hérisser la peau. C’était le rire d’un homme ayant perdu la raison.

Il rit ainsi longtemps, longtemps, de sa voix enrouée. Puis il hurla, et rit à nouveau. Finalement, il fit les deux en même temps.

Je ris aussi quelques instants avec lui, ou hurlai, qu’importe, et le vent rit et hurla avec nous.

Puis je retournai au Case-Jordan, abaissai la pelle, et entrepris de boucher définitivement le trou.

 

Au bout de quatre minutes, la forme de la Cadillac avait complètement disparu. On ne voyait plus qu’une longue fosse remplie d’un mélange de terre, de sable et de gravier.

Je crus encore distinguer quelque chose, mais entre le gémissement régulier du vent et le ronronnement de la pelleteuse, c’était difficile à dire. Je me mis à genoux ; puis je m’allongeai de toute ma longueur, la tête au-dessus de ce qui restait du trou.

Tout au fond, sous l’épaisse couche de terre, Dolan riait toujours. Il émettait des sons comme ceux que l’on trouve dans les bandes dessinées : hi-hi-hi, ah-ah-ah-ah. Peut-être prononça-t-il aussi des mots ; c’était difficile à dire. Je souris, hochant la tête approbativement.

« Crie et hurle tant que tu veux », dis-je dans un mur-mure. Mais seuls, à peine perceptibles, me parvinrent les éclats de son rire, montant de la terre comme une vapeur méphitique.

Je fus pris d’une brutale bouffée de terreur : Dolan était derrière moi ! Oui, je ne savais comment, mais il avait réussi à passer derrière moi ! Et avant que j’aie pu me tourner, il allait me faire basculer dans le trou, moi…

Je bondis sur mes pieds et fis demi-tour, serrant mes mains meurtries en une parodie de poings.

Poussé par le vent, un voile de sable vint me fouetter.

Il n’y avait rien d’autre.

Je m’essuyai le visage de mon foulard crasseux, remontai dans la cabine de la pelleteuse et me remis au travail.

J’eus fini de combler la fosse bien avant le soir. Il me restait même de la terre, en dépit de tout ce que le vent avait déjà emporté, à cause de la place prise par la Cadillac. Tout cela passa vite, très vite.

J’avais l’esprit fatigué, confus et frôlant le délire lorsque je ramenai la pelleteuse vers le chantier, passant directement au-dessus de l’endroit où Dolan était enterré.

Je garai l’engin à sa place d’origine, retirai ma chemise et en frottai toutes les parties métalliques de la cabine susceptibles d’avoir reçu mes empreintes digitales. Je ne sais trop pourquoi je fis cela, même encore aujourd’hui, car je devais les avoir laissées traîner en cent autres endroits. Puis, dans l’atmosphère d’un gris brunâtre de ce crépuscule de tempête, je regagnai le van.

J’ouvris la porte arrière, vis Dolan accroupi à l’intérieur et reculai d’un bond maladroit, hurlant, levant un bras pour me protéger le visage. Je ne comprenais pas comment mon cœur n’avait pas explosé dans ma poitrine.

Rien ni personne ne sortit de la fourgonnette. La portière oscillait et claquait dans le vent, comme le dernier volet encore accroché à une maison hantée. Finalement je m’approchai de nouveau, d’un pas mal assuré, et regardai à l’intérieur, le cœur battant. Il n’y avait que le fouillis de choses que j’avais jetées là pêle-mêle : la flèche lumineuse aux ampoules cassées, le cric, la boîte à outils.

« Tu dois absolument te ressaisir, dis-je doucement.

Redevenir maître de toi. »

J’attendis la réponse d’Elizabeth. Tout va aller très bien, mon chéri… quelque chose comme ça… mais il n’y avait que le vent.

Je revins à l’avant de la fourgonnette, lançai le moteur et parcourus la moitié du chemin qui me séparait de l’excavation. Je ne pus me résoudre à aller plus loin. J’avais beau savoir que c’était du pur délire, j’étais de plus en plus convaincu que Dolan se dissimulait dans le véhicule. Mes yeux ne cessaient de consulter le rétroviseur, essayant de surprendre sa silhouette au milieu du reste.

Le vent devenait toujours plus fort et secouait le van sur sa suspension. La poussière qu’il soulevait et poussait devant lui faisait comme de la fumée dans la lumière des phares.

Je finis par m’arrêter sur le bas-côté, descendre et verrouiller toutes les portières. Je savais que c’était de la folie que de vouloir dormir dehors, mais je ne pouvais me résoudre à rester dans le van. C’était plus fort que moi. Je rampai donc sous le Ford avec mon sac de couchage.

Je m’endormis cinq secondes après en avoir remonté la fermeture Éclair.

 

Je m’éveillai sur un cauchemar dont je ne gardais aucun souvenir précis, si ce n’est qu’il y avait eu des mains qui me serraient à la gorge, pour m’apercevoir que j’étais enterré vivant. J’avais du sable jusqu’au nez, du sable dans les oreilles, du sable jusqu’au fond de la gorge, avec la sensation de commencer à étouffer.

Je poussai un hurlement et voulus me soulever, tout d’abord convaincu d’être non pas dans un sac de couchage, mais dans la terre. Je me cognai la tête contre le châssis du van et vis tomber des copeaux de rouille.

Roulant sur moi-même, je sortis de là-dessous pour découvrir une aube d’un gris d’étain sale. Le vent emporta le sac de couchage dès que mon poids ne fut plus là pour le retenir. Je poussai un cri de surprise et courus après sur une vingtaine de mètres – juste le temps de me rendre compte que j’allais commettre la plus grande bêtise. La visibilité ne dépassait pas cette distance, sans doute moins par moments. La route, en certains endroits, avait complètement disparu. Je me retournai vers le van : c’est à peine si je distinguais une forme de couleur délavée, photo sépia d’une relique abandonnée dans une ville fantôme.

J’y retournai en chancelant, trouvai mes clés et me réfugiai dans la cabine. Je crachai encore du sable et toussai sèchement. Je lançai le moteur et revins lentement sur mes pas. Nul besoin d’attendre un bulletin météo ; l’animateur de la station de radio, ce matin, paraissait ne pas avoir d’autres sujets à passer à l’antenne. La pire tempête de sable de toute l’histoire du Nevada. Toutes les routes étaient fermées. Restez à la maison, n’en sortez qu’en cas de nécessité absolue, et de toute façon restez chez vous.

Le glorieux 4 Juillet.

Restez chez vous. Ce serait de la folie de sortir. Vous seriez instantanément aveuglé par le sable. J’allais pourtant courir ce risque. J’avais là une occasion en or de faire disparaître, définitivement, toute trace de mon ouvrage ; je dois l’avouer, même dans mes rêves les plus fous je n’aurais jamais imaginé bénéficier d’un tel coup de chance. Mais il se présentait, et je le saisis.

J’avais pris la précaution d’apporter trois ou quatre couvertures supplémentaires. Je déchirai une longue bande de tissu dans l’une d’elles et me l’enroulai autour de la tête. Avec une vague allure de Bédouin dément, je sortis du véhicule.

Je passai le reste de la matinée à sortir les plaques d’asphalte du fossé et à les replacer sur la tranchée, essayant de travailler aussi proprement qu’un maçon qui monte un mur. Le travail lui-même n’était pas terriblement difficile, même si je devais déterrer la plupart des blocs comme un archéologue à la recherche de tessons de poterie, mais toutes les vingt minutes environ, je devais retourner au van pour m’abriter du vent qui me jetait du sable dans les yeux.

J’avançai lentement vers l’ouest à partir de l’extrémité la moins profonde de l’excavation et à midi et quart (j’avais commencé à six heures) j’avais pratiquement atteint les cinq derniers mètres. Le vent devenait de moins en moins violent, et de temps en temps j’apercevais un coin de bleu dans le ciel.

J’allais dans le fossé, prenais une plaque, revenais la mettre en place et recommençais l’opération. Je me retrouvai au-dessus de l’endroit où, d’après mes estimations, devait se trouver Dolan. Était-il mort Com-bien de mètres cubes d’air une Cadillac contient-elle ? Dans combien de temps son atmosphère deviendrait-elle irrespirable, en supposant que ses deux acolytes soient morts et ne respirent plus ?

Je m’agenouillai sur la terre. Le vent avait déjà effacé en partie les marques laissées par le Case-Jordan ; quelque part au-dessous de ces traces gisait un homme portant une Rolex.

« Dolan, dis-je d’un ton amical, j’ai changé d’avis et décidé de te laisser sortir. »

Rien. Pas le moindre son. Il était bien mort, ce coup-ci.

J’allai chercher un nouveau rectangle de macadam. Je le mis en place et, alors que je me relevais, j’entendis, faiblement, un rire caquetant qui filtrait à travers la terre.

Je m’accroupis, penché en avant – si j’avais eu des cheveux, ils me seraient tombés sur les yeux –, et restai quelque temps dans cette position, à l’écouter s’esclaffer. Le son était trop affaibli pour avoir un timbre.

Lorsqu’il s’arrêta, je retournai prendre un nouveau rectangle d’asphalte. Il y avait, sur celui-ci, un fragment de bande jaune. On aurait dit un trait d’union. Je m’accroupis en le tenant.

« Pour l’amour du ciel, hurla-t-il. Pour l’amour du ciel, Robinson ! » Je déposai le morceau de macadam bien en place à côté de son voisin mais, j’eus beau tendre l’oreille, je n’entendis plus rien.

 

Je fus de retour chez moi à Las Vegas à onze heures du soir. Je dormis pendant seize heures d’affilée, me levai et me dirigeai vers la cuisine pour me préparer du café. Je ne l’atteignis jamais. Je me retrouvai à terre, me tordant de douleur, secoué de monstrueux élancements qui me déchiraient le dos. Je me tenais les reins d’une main tout en me mordant l’autre pour étouffer mes cris.

Au bout d’un moment je réussis à ramper jusqu’à la salle de bains – j’essayai bien de me relever une fois, mais le seul résultat fut d’être à nouveau foudroyé – et pus me redresser suffisamment, en m’appuyant sur le lavabo, pour atteindre le deuxième flacon d’aspirine, dans l’armoire à pharmacie.

J’en croquai trois et fis couler un bain, attendant le remplissage de la baignoire allongé sur le sol. J’eus le plus grand mal à m’extraire de mon pyjama, en me tortillant, mais réussis à me couler par-dessus le rebord de la baignoire. Je n’en bougeai pas de cinq heures, somnolant la plupart du temps. Lorsque j’en sortis, je pouvais marcher.

Un peu.

J’allai consulter un chiropracteur. Il m’annonça que j’avais trois disques déplacés et souffrais d’un sérieux déboîtement du bas de la colonne. Il voulut savoir si je n’aurais pas par hasard passé le concours pour devenir homme fort dans un cirque.

Je lui répondis que j’avais bêché mon jardin.

Il me dit que je partais pour Kansas City.

J’obéis.

Ils m’opérèrent.

Au moment où l’anesthésiste posa sa coupelle en caoutchouc sur mon visage, j’entendis Dolan éclater de rire dans de sifflantes ténèbres intérieures, et je compris que j’allais mourir.

 

 

La salle de réanimation était en carreaux de céramique vert d’eau.

« Je suis vivant ? » croassai-je.

Un infirmier se mit à rire. « Et comment ! » Une main me toucha le front – un front qui faisait tout le tour de ma tête. « Quel coup de soleil ! Bon Dieu ! Est-ce que ça fait mal ou êtes-vous encore trop dans les vapes ?

– Encore dans les vapes. Est-ce que j’ai parlé, pendant que j’étais endormi ?

– Oui. (Je me sentis devenir tout froid.)

– Et qu’est-ce que j’ai dit ?

– Ce que vous avez dit ? » Il fait noir là-dedans, laissez-moi sortir. »

– Ah, bon. »

 

 

Ils ne l’ont jamais trouvé – Dolan.

Tout ça grâce à la tempête. Cette providentielle tempête. Je suis à peu près certain d’avoir reconstitué ce qui s’est passé – mais je crois que vous me comprendrez quand j’ajouterai que je n’ai pas trop cherché à vérifier.

RPAV – vous vous souvenez ? Le « repavage ». La tempête avait presque complètement enfoui sous le sable la partie de la route US 71 fermée par la déviation. Lorsque le chantier reprit, il ne vint à l’idée de personne de commencer par déplacer les dunes qui s’étaient formées : ils s’y attaquèrent au fur et à mesure. Pourquoi procéder autrement, puisqu’il n’y avait pas de libre circulation à rétablir sur ce tronçon ? Si bien qu’ils retournèrent la vieille chaussée, chassant le sable par la même occasion ; et si le conducteur du bulldozer se rendit compte qu’une partie de cette chaussée, sur une quinzaine de mètres, manifestait une curieuse tendance à se fragmenter en rectangles presque réguliers devant la lame de son engin, il n’en parla jamais. Peut-être était-il shooté. Ou bien rêvassait-il à la soirée qu’il comptait passer avec sa petite amie.

Sur quoi arrivèrent les bennes avec leurs cargaisons de gravier tout neuf, suivies des épandeurs et des rouleaux compresseurs, auxquels avaient succédé les énormes citernes, celles qui sont équipées d’une longue barre de gicleurs à l’arrière, avec leur odeur de goudron chaud comme de la semelle de chaussure qui fond. Puis le nouveau revêtement d’asphalte sécha, et les véhicules de marquage prirent à leur tour possession de la chaussée toute neuve, les conducteurs, sous leur grand parasol de toile, ne cessant de se retourner pour vérifier que la bande jaune en pointillé était parfaitement rectiligne – et n’ayant pas la moindre idée qu’ils roulaient au-dessus d’une Cadillac gris brouillard avec trois passagers à l’intérieur, pas la moindre idée que, dans les ténèbres souterraines, attendaient une bague avec un gros rubis et une Rolex en or qui marquait peut-être encore le passage des heures.

L’un de ces lourds véhicules aurait certainement fait plier une Cadillac ordinaire. Avec une embardée de l’engin, le sol se serait partiellement affaissé, et toute une équipe d’ouvriers se serait retrouvée à creuser pour voir ce qui pouvait bien se passer. Mais cette voiture était davantage un tank qu’une Cadillac et c’est la prudence même de Dolan qui avait rendu impossible qu’il fût retrouvé.

Bien entendu, la Cadillac finira par s’effondrer un jour ou l’autre, probablement au passage d’un semi-remorque ; le véhicule suivant remarquera la formation d’un creux marqué, quelqu’un signalera l’anomalie aux Ponts et Chaussées, et on procédera à un nouveau RPAV. Mais à moins qu’un employé de ces mêmes Ponts et Chaussées ne soit là pour s’étonner que le seul passage d’un poids lourd, sous ses yeux, fasse s’incurver le macadam, pour se demander quel objet creux a pu céder sous le poids, le service responsable supposera vraisemblablement qu’un « trou de marais « (comme on les appelle) s’est créé à cause du gel, ou qu’un dôme de sel s’est effondré, voire qu’il y a eu une légère secousse sismique. On réparera et la vie continuera.

 

Il fut porté disparu – je parle toujours de Dolan.

Il y eut quelques larmes.

Un échotier du Las Vegas Sun émit la supposition qu’il jouait peut-être aux dominos ou au billard quelque part avec Jimmy Hoffa, au paradis des loubards.

Il ne se doutait sans doute pas qu’il avait probablement mis dans le mille.

 

Moi, ça va.

Mon dos se porte plutôt bien. J’ai la consigne stricte de ne pas soulever de poids supérieurs à douze kilos sans aide, mais j’ai un gentil lot de gamins dans mon cours moyen deuxième année, et toute l’aide nécessaire.

Je suis passé à plusieurs reprises sur ce tronçon de route, dans un sens comme dans l’autre, dans ma nouvelle Acura. Une fois je me suis même arrêté, et, après avoir vérifié que personne n’arrivait dans aucune des deux directions, j’ai pissé sur ce qui est, j’en suis sûr, le bon endroit. Mais je n’ai pas été capable de faire grand-chose, en dépit d’une sensation de vessie pleine et, en repartant, je ne cessais de regarder dans le rétro-viseur. Voyez-vous, j’avais une drôle d’impression : qu’il allait se redresser sur la banquette arrière, la peau tannée, parcheminée, couleur de cannelle, tendue sur son crâne comme celui d’une momie, les cheveux pleins de sable, l’œil aussi brillant que sa Rolex.

En fait, ce fut la dernière fois que j’empruntai la route US 71. Je prends maintenant la nationale quand j’ai besoin de partir vers l’Ouest.

Et Elizabeth ? Comme Dolan, elle est devenue silencieuse. C’est un soulagement.